FANNIE FLAGG
Ah que j'aime ce genre de livre: chaleureux, charnu; plein d'humour et d'humanité , saturé d'alléchantes odeurs de cuisine et de personnages hauts en couleurs! Adoré, par exemple, cette façon de faire avancer le récit en entrelaçant les points de vue, les époques et les lieux, et de le rendre de plus en plus foisonnant, complexe, à mesure qu'apparaissent de nouveaux personnages,ou que naissent des enfants, et les enfants de ces enfants, avec leur individualité, leur parcours, leurs bonheurs et leurs drames. Je m'aperçois que c'est cela que j'aime, en fait, chez ces auteurs américains. Peut-être à cause de leurs fameux ateliers d'écriture ils sont beaucoup plus audacieux que les écrivains de chez nous pour conduire un récit avec des va et vient dans tous les sens, des anticipations, des retours en arrière , des cailloux de petit poucet qui ne commencent à dessiner un chemin que dix ou vingt pages pages plus loin. En fait ils font confiance à l'intelligence du lecteur! En comparaison presque tous les écrivains français me paraissent plats.
Adoré bien sûr aussi, dans le roman de
Fannie Flagg, l'habileté à construire très progressivement les personnages principaux: ainsi, le côté androgyne d'Idgie, qui lui fait refuser, à dix ans, de continuer à porter des robes; ou son caractère farcesque qui apparaît dès les premières lignes ("Idgie dit que l'une de ses poules a pondu un oeuf contenant un billet de dix dollars"), et qui un peu plus tard, pour "briser la glace" avec un vagabond, lui fait inventer une fantastique histoire de lac gelé que des canards auraient emporté ailleurs en s'envolant... Ou bien le personnage d'Evelyn Couch, dont on ne sait rien, dans les premières pages, sinon qu'elle s'ennuie quand elle accompagne son mari à la maison de retraite, et qu'elle écoute les souvenirs incroyablement vivants et précis d'une vieille dame, tout en se gavant de sucreries... Et parmi bien d'autres personnages plus essentiels, le contrepoint comique que constitue la silhouette de Wilburg (le mari de la postière), brave homme dont la maladresse confine au burlesque, au point que dans l'une des petites chroniques de sa "gazette" hebdomadaire, celle-ci demande ingénument: "Personne ne voudrait acheter un mari légèrement fatigué pour un petit prix?".... Et dans une autre chronique, soupire: "C'est heureux que nous n'ayons pas d'enfants, parce que je me demande où je trouverais le temps de m'en occuper ".
Et puis ce style toujours inattendu, d'une inimitable drôlerie: "Smokey Phillips leva les yeux mais ne dit rien, et les autres dirent la même chose".... Ou bien: " A onze ans déjà Sipsey faisait les biscuits et les sauces les plus délicieux que vous puissiez rêver. Et ses beignets étaient si légers qu'ils flottaient dans l'air et que vous deviez les attraper au vol pour les manger".
Tout ceci sans préjudice de la profondeur, avec certains des thèmes effleurés délicatement, pour ainsi dire sans y toucher ( les amours en-dehors des clous, la tolérance toute naturelle des familles aimantes...), ou bien abordés au début par petites touches puis de plus en plus frontalement: la pauvreté, la maladie, les accidents; la vieillesse et la peur de la mort; le racisme.
Ah oui, vraiment, ces écrivains du Sud américain, ils sont indépassables. Nos Nombrinolâtres et autres Pincés de
Saint-Germain des Prés devraient sacrément en prendre de la graine!...