Après la lecture de cet essai que je qualifierai plutôt de « somme », j'ai laissé décanter un long moment avant de me lancer dans cette critique, en relisant mes notes de lecture. Il y a en effet de quoi être intimidé !
La question essentielle, brûlante d'actualité, et traitée magistralement dans cet ouvrage, ou plutôt dans « ses trois livres en un », est celle de savoir comment ne pas laisser le ressentiment s'installer, en nous, dans notre société, le comment est abordé clairement, c'est pour moi son grand intérêt, dans de multiples directions, y compris spirituelles.
Ce n'est en rien un traité pratico-pratique, il délaisse le pragmatisme ambiant approximatif pour aller au coeur, par conséquent il favorise la construction de son propre cheminement. Je prends donc le risque de partager ce que j'en ai retenu d'essentiel, en étant à peu près sûr que le résultat après une deuxième lecture ne serait pas identique ! C'est à la fois le fruit de mes ignorances et du menu foisonnant et généreux que nous propose
Cynthia Fleury (CF). Son verbe est généreux et très marquant, je n'ai donc pas hésiter à l'employer, ce qui devrait vous inciter à vous plonger dans «
Ci-gît l'amer »
L'ouvrage est structuré en trois livres d'une centaine de pages chacun. Seul bémol, je regrette l'absence d'une récapitulation des ouvrages /auteurs cités, je l'ai faite quasi-intégralement et la donnerai à tout babéliote qui me le demandera. Bémol sur le bémol : Même si l'inclusion dans le texte de multiples citations conjugué avec une certaine retenue dans les notes de bas de page facilite la lecture, il faut quand même s'accrocher ! Etant donné la multitude de philosophes, écrivains, psychanalystes, médecins, poètes, artistes que CF convoque et évoque dans ces propos.
Nouveau bémol ! : La forme reste à mon sens trop proche de celle d'une thèse universitaire, même si le fil rouge et le souci de clarté et de partage de sa propre expérience est très présent, la rigueur féconde de la démonstration argumentée, sous le modèle scientifique. le temps a peut-être manqué à l'auteure pour un exercice de re-écriture, Ah ces maudits lecteurs ! J'en ai fini des bémols, pour aborder la symphonie c'est mieux !
L'amer livre I
Il est constitué 27 parties, les 9 premières sont consacrées aux définitions, à l'exposition de la problématique, à la description des nombreux symptômes du ressentiment. La 10 éme me paraît essentielle, elle incite fortement à ne pas oublier la membrane, qui sépare le dehors, du dedans. le ressentiment naît du divertissement avorté, de la volonté de divertissement frustrée, de l'illusion de croire que le sujet peut se passer d'affronter sa propre solitude.
Dès lors c'est un appel à mobiliser que nous lance CF, toutes les ressources pour entrer en conflit avec le ressentiment, ne pas s'y soumettre tout en reconnaissant l'offense. Nous pouvons la sublimer, le ressentiment est un pretium doloris. La 13 ème partie explore la mélancolie en littérature, sont cités les hommes océans, les fous du désert, ceux qui ne cèdent pas au naufrage, pourtant bien réel, CF a cette formule ; « tout viatique est un viatique du soi ».
Deux idées très puissantes sont brillamment exposées : choisir le ressentiment consiste à choisir le non-action, à se réfugier dans l'imaginaire, et surtout choisir la voie en impasse qui constitue à s'opposer, ce qui est épuisant. Alors il faut avoir le courage de ne plus attendre la réparation ( piège mortel du ressentiment, cette attente devenant obsessionnelles), une fois ce détachement obtenu, on peut prendre le risque de la pensée et de l'action, sortir de la prison de ses propres représentations mentales (qui sédimentent les injustices ), se réparer ailleurs, cette lutte est l'objet premier de la cure analytique, il n'y aura pas de réparation, mais la création d'un avenir « le bonheur futur ne sera jamais l'ancien bonheur »
En conséquence :
- Saisir le tragique dans ce qu'il a de tonique, c'est ne pas laisser son venin nous atteindre, c'est faire place à une dynamique cathartique, plutôt que décupler sa rumination
- Utiliser son énergie psychique à autre chose que du pulsionnel régressif, répartir sa libido dans les champs culturels, la vie publique, la sexualité sans fixation unique
- Conjuguer l'effort personnel et l'effort sociétal et donc s'engager
- Garder l'espoir, les deuils sont dépassables, il y a toujours une joie possible, le ressentiment peut se taire
- Choisir l'ouvert, fait l'objet d'un chapitre entier, je l'ai trouvé magnifique, il nous rappelle que nous sommes reliés à nos prédécesseurs, ce qui nous sécurise ( à l'instar du soutien inaugural de la mère, dévouée entièrement à son enfant ce qui constituera le socle de la santé mentale et la continuité du développement) CF passe de l'individu personne au citoyen en permanence, sur cet aspect les rituels sont précieux, ce sont eux qui nous donnent la conscience d' être reliés. « le ciel des valeurs est un ciel déchiré, de quoi nous consoler d'avoir enfin renoncé à l'illusion suprême de la pureté ».
- Continuer à s'étonner, s'émerveiller du monde, ne pas se séparer de l'AGIR, travailler la qualité de l'attention, les modalités de l'éducation qui font l'objet de beaux développements sont à mettre en place pour réussir son enjeu majeur qui est d'enseigner la séparation, car naître c'est manquer écrit CF.
- L'analyse en psychanalyse peut permettre d'être apte au silence et surtout de le transformer de façon créatrice, au final, faire en sorte que le sujet de la cure « traverse son silence » et je cite CF « lui faire comprendre qu'il a en lui les ressources pour penser, affiner ce qu'il croit savoir et qu'il ne sait pas ».
Fascisme livre II
Il est constitué de 10 parties. le ressentiment fonde le fascisme. CF s'appuie largement sur
Adorno et Wilheim Reich pour expliquer la montée du fascisme hitlérien. D'une maladie de la persécution, il déresponsabilise les individus, s'installe comme une peste émotionnelle. CF après d'autres nous avertit clairement : le fascisme en action existera à nouveau car il dépeint une situation psychique et non historique. Par conséquent le processus d'installation des réflexes conditionnés se modernise, s'adapte aux moyens : « Les vagues constantes qui affluent sur les réseaux sociaux, pour harceler tel ou tel, sans discontinuer, forçant la cible à fuir ledit réseau pour garder un peu de santé psychique- cela installe des réflexes conditionnés ».
Comment lutter ? Comme dans la première partie, au plan collectif, l'ouvert est le salut. La résistance, à ne surtout pas confondre avec l'excès d'optimisme des « habiles » comme l'écrit CF qui ne croient pas que le pire peut arriver, et qui par conséquent se dispensent d'agir, est à organiser sur deux plans :
- Entretenir l'aptitude générale à la liberté ce sui suppose une lutte quotidienne pour l'organisation libérale de la vie, les secteurs de l'éducation et des soins ont donc devant eux une tâche harassante pour résister et gagner contre les pressions de réification et de servitude
- Au plan personnel, ne jamais renoncer à comprendre, la condition nécessaire exprimée plus haut n'est pas suffisante, c'est là que le travail analytique peut notamment aider à cultiver en la reconnaissant la part de créativité de chacun.
C'est donc à un un appel à un nouvel humanisme, adapté à notre époque que nous invite CF, tout en en traçant les contours, c'est une contribution que je trouve particulièrement précieuse.
La Mer livre III
Il est constitué de 17 parties.
En quoi le monde constitue une ressource inépuisable pour nous ouvrir ? C'est aussi le développement d'options plus politiques, dont la pertinence sort renforcée, à mon sens, suite aux 18 mois de la pandémie du Covid-19 que nous traversons.
CF s'appuie sur Fanon, pour nous indiquer les voies de ce qu'il nommait la déclosion : la sortie de ce magma émotionnel dramatique qui produit l'identité qui enferme dans une culture. Il disait « Je suis homme, et c'est tout le passé du monde que j'ai à reprendre ».
Je vous livre ci-dessous les items qui m'ont apparu les plus importants :
- le travail de l'écrivain est déterminant, le style, la manière de dire nous apporte un cicatrisant après avoir eu l'effet de révélateur.
- L'éloge à la fois de la diversité et de l'universalité qui ont partie liée
- le soin ne doit pas un être une technique, il s'appuie sur la confiance dans la personne, c'est donc très humble en apparence, ce qui explique aussi, hélas, son manque de valorisation
- Comment notre société néolibérale produit du mépris de façon généralisée, et donc de l'asservissement et de la violence
- CF développe un exemple pour renforcer la santé psychique (thérapie de la décolonisation) en pratiquant simultanément les 3 temps : le chronos le linéaire, l'histoire, une pierre après l'autre ; le temps de l'éternité, de la plénitude, de la sublimation ; le kairos : l'instant à saisir, qui ouvre le droit de commencer
- En quoi écrire c'est retrouver le mouvement : lorsque l'homme est atteint dans sa capacité physique, il faut aller récupérer au fond du coeur et de l'âme le reste d'énergie psychique, ce souci d'impliquer le patient est illustré sur plusieurs hôpitaux, et CF nous parle de sa chaire de philosophie au GHU de Paris « Psychiatrie et Neurosciences » et de son ambition pour que ce lieu soit celui qui soutient tous les autres, si nécessaires et si épuisés.
- CF critique fortement la réification de la personne par les données numériques qui lui apparaît être l'exact contraire d'un processus analytique respectueux de la dignité et de la liberté de la personne humaine.
- CF aborde la voie sans issue, du raisonnement conspirationniste, et du ressentiment, fondé sur le mécanisme de la paranoïa qui restaure la pulsion narcissique du sujet, lui redonne le sentiment d'être intelligent, lui qui est bafoué et non reconnu. Là aussi s'engager dans une résistance active civique et démocratique est une forme de résistance à la soumission à la passion victimaire, dont il sera difficile de sortir tant elle installe l'individu dans le confort.
La conclusion ouvre les pistes d'un élargissement du moi par l'amour, l'amitié, l'expérience artistique, l'art, le rire..
En espérant ne pas vous avoir perdu dans la lecture de cette « critique » laborieusement établie, je vous souhaite une bonne lecture. Je suis certain que cet essai marquera notre temps, à ne pas rater, et combattons nos ressentiments qu'ils soient en germe ou déjà installés !