«
Vilnius Poker » de Ričardas Gavelis (
Monsieur Toussaint Louverture) traduit du lituanien par Margarita Leborgne, 544 p.
Il y a 3-4 ans, il n'était pas évident de trouver un traducteur du lituanien en français. J'avais alors indiqué qu'il existait un lycée français à Vilnius, mais il s'est trouvé une traductrice lituanienne qui s'est fixée en Bretagne où elle est maintenant professeur de français. Pas évident non plus de se faire une idée sur les livres de Ričardas Gavelis, mort en 02, et dont «
Vilnius Poker » n'a été traduit en anglais qu'en 09 seulement. Et pourtant les critiques positives abondent (The Believer, Bookslut) avec des références à J. Joyce ou
F. Kafka (excusez du peu).
Le livre est construit suivant quatre parties (de plus en plus courtes) avec chacune son narrateur. Vytautas Vargalis est bibliothécaire, occupé ( ?) à la confection d'un catalogue informatisé à vocation de n'être jamais consulté. Il est aussi rescapé des camps de travail, où il a été torturé (référence à Stadniukas, « un salopard de Russe du NKVD »). Son meilleur ami, génie mathématicien, jazzman atonal et plus que fantasque, Gédiminas Riauba meurt en début du livre. Il est amoureux de Lolita Banys-Žilys, femme fatale, mais au passé plus que trouble (est ce que son père était colonel du KGB, cordonnier, ou professeur d'histoire ?). Cela occupe les 340 premières pages du livre.
Son collègue Martynas Poška, fera la narration de la seconde partie. Et Stéfania Monkevič, brave « fille du pays » terminera l'épisode « humain ». La dernière partie (34 p.) nous est racontée par Gédiminas Riauba, réincarné en chien philosophe sous les traits de Jagellon, grand duc qui fondera la dynastie régnante au XIII siècle, dont on reconstruit actuellement
le château à Vilnius.
Tout cela est fort beau, mais ne fait pas un roman. Il faut y ajouter les kanuk'ai, que Vytautas nomme plus simplement Eux ou encore Ils. Ces créatures peuvent prendre n'importe quelle apparence et dévorent les consciences des humains, les réduisant au néant. Néantisation des hommes, des pensées du coeur… Lente déstructuration des habitants, de la ville et du pays qui fait suite aux multiples occupations (polonais, juifs, allemands, russes) que le pays a subi, après son âge d'or depuis 1290 et qui se termine vers 1792, soit cinq siècles durant lesquels ce pays grand comme la Belgique aura sa littérature avec Martynas Mažvydas et
Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz (le cousin du polonais
Czeslaw Milosz), sa peinture avec
Mikalojus Konstantinas Ciurlionis, et bien sûr gardera sa langue (balte et non finno-ougrienne comme l'estonien). C'est alors le royaume de la Vistule, pays de l'aigle blanc. Il va se faire progressivement dépecer par les trois aigles noirs que sont l'Autriche, la Prusse et la Russie. Restent les « pigeons gris et crasseux de Vilnius ». Une grande partie de la littérature actuelle de Lituanie, mais aussi de Lettonie et d'Estonie, aborde ces thèmes du déclin et des invasions-soumissions des pays Baltes au cours des temps. Lire «
La Saga de Youza » par
Youozas Baltouchis (Alinéa, 1990) ou « Des âmes dans le brouillard » par
Loreta Macianskaité (
Presses Universitaires de Caen, 2003). D'où leur espoir actuel de se rattacher a l'Union Européenne (en brulant parfois les étapes économiques). On voyait encore les récoltes de foin coupé à la faux et à cheval il y a quelques années.
Le livre est paru en 1987, donc avant la fin de l'occupation et domination soviétique. Il est évident que cette période qui fait suite à l'occupation polonaise et allemande, n'est pas la période la plus gaie de la Lituanie. Je me souviens avec émotion de récits qu'un autre Gédiminas, (de même prénom et lui aussi professeur scientifique), m'a fait sur la libération de Vilnius, avec des mouvements de chars soviétiques contre une population à pied et sans arme. (Trop de pudeur alors sur la période soviétique et sa répression implacable. Emotion et volonté d'oublier les massacres de juifs de la période allemande). Cette occupation de territoires et de consciences Ričardas Gavelis l'a sans doute aussi vécue, sous quels traits ? Gédiminas sans doute, mais cela en ferait un livre prémonitoire. Dans la peau du chien (l'allusion aux odeurs) alors ?