Le Fou
Vous voulez savoir comment je suis devenu fou ?
Cela m'est arrivé ainsi :
Un jour, bien avant la naissance de nombreux dieux, je me réveillai d'un profond sommeil et trouvai que tous mes masques étaient volés – les sept masques que j'avais façonnés et portés durant sept vies. Je courus alors, sans masques, à travers les rues grouillantes en criant : “ Aux voleurs, aux voleurs, aux maudits voleurs ! ”
Hommes et femmes se moquèrent de moi ; certains accoururent vers leurs maisons par crainte de ma présence.
Lorsque j’arrivai à la place du marché, un jeune homme, debout sur le toit d'une maison, s'écria : “ C'est un fou ! ” Je levai les yeux pour le regarder ; le soleil embrassa alors mon visage nu pour la première fois. Pour la première fois le soleil embrassa mon visage nu, mon âme s'enflamma d'amour pour le soleil et je ne voulus plus de mes masques.
Comme en transe, je criai : “ Bénis, bénis soient les voleurs qui m'ont volé mes masques ! ”
C'est ainsi je suis devenu fou.
Dans ma folie, j'ai trouvé et la liberté et la sécurité ; la liberté d'être seul et la sécurité de n'être pas compris, car ceux qui nous comprennent asservissent quelque chose en nous.
Toutefois permettez-moi de n'être pas si fier de ma sécurité. Même un voleur en prison est à l'abri d'un autre voleur.
LES MASQUES ENFIN DÉMASQUÉS !?
J’aimerai que vous puissiez aller…
J’aimerai que vous puissiez aller
à la rencontre du soleil et du vent
avec la peau plus dénudée
et moins parée.
Car le souffle de la vie
est dans les rayons du soleil
et la main de la vie
est dans le vent
LES SOMNAMBULES
Dans la ville où je suis né, vivaient une femme et sa fille qui étaient toutes les deux somnambules.
Une nuit, alors que le silence enveloppait le monde, la femme et sa fille, qui marchaient bien qu’endormies, se rencontrèrent dans leur jardin voilé par la brume.
La mère parla et dit : “ Enfin, enfin, mon ennemie ! Toi par qui ma jeunesse fut démolie – tu as construit ta vie sur les ruines de la mienne ! Ah, si seulement je pouvais te tuer ! ”
Et la fille parla et dit : “ Ô femme détestable, égoïste et vieille ! Toi qui t'interposes entre mon libre moi et moi ! Toi qui voudrais faire de ma vie un écho de ta vie flétrie. Ah, que je voudrais te voir morte ! ”
À ce moment, un coq chanta, et les deux femmes se réveillèrent. La mère dit aimablement : “ Est-ce toi, ma chérie ” Et la fille répondit gentiment : “ Oui, ma chère maman. ”
L'EPOUVANTAIL
Un jour, je dis à un épouvantail : “ Tu dois être fatigué de rester debout dans ce champ isolé. ”
Et il me répondit : “ La joie d'épouvanter est une joie profonde et durable, et je ne m'en lasse jamais. ”
Après un moment de réflexion, je lui dis : “ C'est vrai ; car moi aussi j'ai connu cette joie. ”
Il me répondit : “ Seuls ceux qui sont empaillés peuvent la connaître. ”
Puis je le quittai, ne sachant pas s'il m'avait complimenté ou critiqué.
Un an passa au cours duquel l'épouvantail devint philosophe.
Et quand de nouveau je passai près de lui, je vis deux corneilles construire un nid sous son chapeau.
LES DEUX CAGES
Dans le jardin de mon père, il y a deux cages. Dans l'une se trouve un lion que les esclaves de mon père avaient apporté du désert de Ninive ; dans l'autre se trouve un moineau qui ne chante plus.
Tous les jours, à l'aube, le moineau appelle le lion en lui disant : “ Bonjour à toi, frère prisonnier ! ”
Lecture par l'autrice & Tania Saleh, accompagnées de Pierre Millet
Publié en 1923 puis traduit en 40 langues, le Prophète de Khalil Gibran est universel et intemporel. Ce conte philosophique puise dans les enseignements des trois cultes monothéistes, des religions de l'Inde mais aussi aux sources d'oeuvres révolutionnaires, tels que les écrits de William Blake, de Nietzsche et de Jung. Zeina Abirached offre ici la première version entièrement dessinée de ce chef-d'oeuvre. Dans une chorégraphie d'ombres et de lumières, elle nous invite à rejoindre les habitants d'Orphalèse réunis pour questionner le jeune Almustafa sur les grandes orientations de la vie. Enfant du Liban et de l'exil, comme Khalil Gibran avant elle, Zeina Abirached nous propose de découvrir autrement ce texte magistral dont la force et la portée n'ont pas fini de nous surprendre.
« C'est dans la rosée des petites choses que le coeur trouve son matin et se rafraîchit. »
Khalil Gibran, le prophète
À lire – Zeina Abirached & Khalil Gibran, le Prophète, trad. par Didier Sénécal, éd. Seghers, 2023.
Son : Alain Garceau
Lumière : Patrick Clitus
Direction technique : Guillaume Parra
Captation : Marilyn Mugot
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