Franz-Olivier GiesbertLe Schmock
Edition Gallimard 2019
Difficile d'écrire un roman dont le personnage central est un homme médiocre, caractériel, bourré de tics et d'obsessions irrationnelles, un personnage incrusté dans la chair de l'Histoire, Adolphe Hitler, le « Schmock. »
Bien sûr, ce n'est pas le personnage principal de l'intrigue romanesque, mais il est partout, en arrière-plan, au premier plan, au-dessus, en-dessous, à côté ; il s'étale, se répand en tout lieu, transpire dans chaque dialogue comme une espèce de glu qui s'infiltre partout et dont on ne parvient pas à se débarrasser. Même une fois mort, il continue de suinter des plaies mal refermées du grand corps malade de l'Histoire. Cette omniprésence est sans doute due – et c'est peut-être ce qui est le plus terrifiant – à ce qu'il incarne dans le réel comme dans la fiction : une caractéristique humaine essentielle et anhistorique, le besoin humain irrépressible de discrimination. le seul moyen de se sentir fort, c'est de discriminer l'autre, de le diminuer, de l'anéantir, de lui dérober son humanité, de le reléguer au statut d'animal, mieux encore, de chose inerte et sans valeur. Et plus on veut garantir sa force, plus il devient nécessaire de le soumettre, de l'humilier, de le briser, de le réduire en poussière. La reconnaissance de l'autre dans sa différence est considérée comme une marque de faiblesse, une trahison de sa famille, de son groupe, de son clan, de sa nation, de sa civilisation. Et nous sommes bien obligés de constater que cette logique est loin d'avoir disparu avec Hitler. Elle est inhérente à notre monde, à l'espèce humaine sans distinction de religion, de culture ou d'ethnie. C'est bien là le noyau dur du roman de
Franz Olivier Giesbert.
Les personnages principaux de l'intrigue sont fictifs, emblématiques d'une bourgeoisie allemande, juive ou non juive, cultivée, prospère, intelligente et dynamique qui se laisse piéger, année après année, par insouciance, par légèreté, mais surtout par un dangereux sentiment de supériorité. Ils mènent une vie brillante au coeur des magnifiques paysages de la Bavière, dans l'opulence et la désinvolture, et laissent grossir en toute conscience, en leurs murs mêmes, le hideux cancer qui va les détruire. Les femmes, épouses ou filles, ont plus de clairvoyance mais restent impuissantes. Et l'Histoire déroule son implacable tracé.
L'auteur annonce en 4ème de couverture vouloir chercher à comprendre « ...par quelle aberration, à cause de quelles complaisances, quelles lâchetés, le nazisme fut possible. ». le roman donne un large éventail de ces aberrations et de ces complaisances dans une trame narrative habile et bien ficelée. Mais le compromis entre l'Histoire et la fiction ne passe pas. A de nombreuses reprises le lecteur est extirpé de la fiction, explicitement ou implicitement, et confronté à des mémentos qui relèvent de l'historien non du romancier. Et ce va-et-vient discrédite le récit, non pas qu'il le décrédibilise mais il le renvoie à un statut fictionnel secondaire, une sorte de prétexte quasi accessoire. Ce qui reste le plus important, c'est l'Histoire et ce morceau d'Histoire là semble ne pas pouvoir être romancé. On peut comprendre que l'auteur n'ait pas pu se résoudre à donner aux dignitaires nazis et à Hitler lui-même une dimension romanesque, comme il se refuse explicitement à raconter ce qui se passe à l'intérieur des camps d'extermination. Mais du coup, cela donne au roman un statut bâtard : mi roman, mi essai historique. Ce faisant,
le Schmock rend parfaitement compte de l'état d'esprit de la génération d'immédiate après guerre à laquelle appartient l'auteur : une incompréhension douloureuse face aux événements de la première moitié du XXème siècle, et particulièrement face au nazisme, une immense difficulté à digérer l'héritage de cette Histoire et une inquiétude lancinante, grandissante avec le poids des ans, face à sa propre incapacité à garantir un monde meilleur. Ce qui est prodigieusement intéressant dans ce roman, c'est que ses atouts comme ses failles en témoignent magistralement.
le Schmock, c'est le regard incisif, navré et rageur d'une génération sur le passé tragique de ses parents et grands-parents qui n'ont pas pu ou pas voulu transmettre ce qu'ils avaient vécu parce que ce qu'ils avaient vécu, qu'ils aient été parmi les bourreaux, les victimes ou parmi ceux qui ont fermé les yeux, et sans doute souvent les trois à la fois, était indicible.
le Schmock, c'est un effort très respectable pour dire ce que nul ne parvient à dire encore aujourd'hui : cette banalité du mal tapie en chacun de nous et qui, sous l'effet de circonstances particulières, peut prendre une envergure monstrueuse et entraîner les plus paisibles dans une logique de guerre totale quasi apocalyptique.
Il me semble que tant que la société européenne n'aura pas une claire conscience de cette réalité toute humaine, elle aura beaucoup de mal à se tourner sereinement vers son avenir.
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