Si je mens... Conversations avec Claude Glayman

Au moment du référendum de 1958, par exemple, il était normal d'aller demander à Sartre un article, et il était normal pour Sartre de l'écrire, et ce qu'il écrivait ne tombait pas dans le désert.
Jean-Jacques avait été à Rome, où Sartre séjournait, pour lui en parler, je me souviens. Il nous avait envoyé un fleuve, comme d'habitude, laissant à Simone de Beauvoir le soin de couper dans son texte. Vous avez déjà vu un manuscrit de Sartre ? il a une petite écriture très sage, commence haut dans la page, remplit entièrement ses lignes, Mais dès qu'il y a une rature, il change de page.
Cet article était très vigoureux, très fort. Aujourd'hui, tout ce qu'écrit Sartre m'intéresse par rapport à son histoire, à sa trajectoire, à cette haine qu'il à de lui-même... Quand il rame, dans la Cause du Peuple, c'est... attendrissant. D'ailleurs, il est un personnage attendrissant et à qui tout peut être pardonné parce qu'il est généreux. Il ne s'est jamais trompé que généreusement. Mais c'est vrai qu'il est inoffensif, comme disait Mauriac, qui n'hésitait jamais pour trouver le mot terrible. Sartre est devenu inoffensif.
En tout cas, lui aussi est « ailleurs », et dans un ailleurs qui n'est pas du tout celui de Foucault, lequel n'est pas celui d'Althusser qui n'est pas celui de Deleuze qui n'est pas celui de Lacan, qui n'est pas... etc.

1743 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 200/201]

Mauriac … détestait (Camus), et c'était réciproque. Du temps où ils écrivaient tous les deux dans L'Express, il se croisaient dans les couloirs, échangeaient un salut. Rien de trop. Plus tard, Mauriac a découvert avec stupeur que Camus était le fils d'une femme de ménage, et il l'en a reconsidéré, avec plus de sympathie et de compréhension. Tant de gens ont tant écrit sur Camus dont on se demande parfois s'il n'a pas eu plus d'amis d'enfance que toutes les écoles d'Algérie n'ont pu contenir d'élèves pendant vingt ans, que j'y ajouterai pas. Seulement deux mots. Il avait le plus beau regard du monde. Un regard bleu et nocturne à la fois.

2300 – [Le Livre de poche n° 3729, p. 237]

C'est quelqu'un, Bollardière, je vous assure. L'un de ces hommes, qui vous réconcilierait avec la race humaine les jours de brouille. L'accord entre la morale que l'on professe et celle que l'on vit poussé à ce point-là, non seulement au mépris de tous ses intérêts mais sans éclat, sans bruit, sans théâtre... Cet officier de tradition, s'il en faut, fils d'officier, catholique, breton, légionnaire, baroudeur, parachutiste, qui a le courage de tout remettre en question... Tout. Pas seulement sa carrière, qu'il brise en dénonçant l'usage de la torture, mais son passé militaire, la guerre qu'il a aimé... Tout.

2207 – [Le Livre de poche n° 3729, p. 220/221]

Simon Nora avait en permanence dans sa poche une série de photos montrant le visage atrocement mutilé de ses camarades, tués par les Allemands dans le Vercors. Un jour où... je crois que c'était le premier secrétaire de l'ambassade d'Allemagne, l'a demandé au téléphone, il lui a répondu : « Je ne parle pas à un Allemand. - Je vous comprends, monsieur, a dit l'autre. Toute ma famille a périt à Auschwitz. »
A l'époque il était, de surcroît, un admirateur quasiment inconditionnel des méthodes de l'Union soviétique. Il a donc pesé, lui aussi, de tout son poids pour que Mendès France présente le projet de C.E.D. au Parlement de telle sorte qu'il soit repoussé.

1939 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 208]

Certains journaux exercent aussi une fonction que j'appellerai thérapeutique. Ils soulagent des haines, dont il vaut mieux qu'elles s'expriment par la lecture d'un journal que par l'action personnelle : d'autres consolent d'être laid, seul, abandonné, raté, en vous apprenant que la reine Elisabeth, il ne faut pas croire, elle est trompée aussi la pauvre, et le martyre de Farah Diba si vous saviez. On soigne, on empoisonne, ou on fortifie, on nourrit en tout cas autant avec du papier imprimé qu'avec des légumes.

1680 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 169]

Une colonne à la une de « Carrefour », qui était alors le meilleur hebdomadaire. C'est la fille de Jacques Chardonne, France, qui était venue me chercher. Chardonne trouvait que j'écrivais moins mal que les autres. Enfin, il me l'a dit et je l'ai cru parce que c'était agréable. Mais peut-être n'en pensait-il pas un mot.
Le temps où j'ai écrit à « Carrefour », j'ai lu, dans un journal de province, une série d'articles que j'ai trouvée brillante. Et j'ai vivement engagé le rédacteur en chef de « Carrefour » à faire travailler l'auteur. Il l'a fait. Ce journaliste, c'était Morvan Lebesque.

1547 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 120/1]

Tous ceux qui travaillent sur Concorde, pour le réaliser, le commercialiser, mènent une véritable histoire d'amour avec cet oiseau, et on peut les comprendre. Ils deviennent furieux quand on suggère que l'argent public est, là, mal employé en fonction d'une fausse estimation du bien commun, dont ils ne portent évidemment pas la responsabilité. Ils réagissent comme si on leur disait : "votre enfant est beau, mais qu'est-ce qu'il vous rapporte ?"

Il n'existe qu'un projet totalement révolutionnaire : c'est celui des anarchistes. Détruire l'ordre, supprimer les règles, lever les interdits, jouir. Tout le reste consiste à remplacer un ordre par un autre, un pouvoir par un autre, et des règles par d'autres règles.

2356 - [Le Livre de poche n° 3729, p. 285]

On disait que si la persécution (contre Mitterrand en octobre 1959) n'avait pas pris toute l'ampleur que l'on pouvait craindre, c'est parce qu'il était garde des Sceaux, en 1957, lorsque le dossier de l'« affaire du bazooka » avait été instruit, et que ce dossier, il l'avait.

2339 – [Le Livre de poche n° 3729, p. 268]

Des années ont passé pendant lesquelles, j'ai été délabrée, calcinée comme une forêt après un incendie, avant que je retrouve une autre façon d'être, que je puisse de nouveau entretenir avec moi-même des rapports convenables.

2296 – [Le Livre de poche n° 3729, p. 233]