J’étais juste le gars dans la guérite. Celui qui vous faisait signe de la main et ouvrait la grille, ou vous arrêtait pour voir si vous aviez un laissez-passer. Si vous en aviez un ou si je contactais le propriétaire au téléphone, et qu’il disait que vous pouviez entrer, alors j’inscrivais votre nom et le numéro d’immatriculation de votre voiture dans mon registre, j’ouvrais la grille et je retournais à ma lecture.
Je lisais énormément, ce qui était le gros avantage de ce travail et, à dire vrai, la raison pour laquelle je l’avais accepté en premier lieu, quand j’étais étudiant. Je lisais surtout des romans policiers en livre de poche à ce moment-là, des trucs pas chers que j’achetais d’occasion chez les bouquinistes, et c’était sans doute pourquoi j’avais été tellement sensible à cette offre de travail.
Quand je n’étais pas en train de lire ou de me branler, je regardais des histoires de détective à la télévision. Nous avions une grande station UHF qui passait tous les vieux trucs,depuis 77 Sunset Strip jusqu’à Cannon. Les détectives privés sur le Strip étaient des mecs bien cools, même si l’un d’eux était joué par Efrem Zimbalist Jr. Si un gars nommé Efrem pouvait faire croire qu’il était cool, le nom de Harvey Mapes n’était pas plus débile après tout. Le privé Frank Cannon avait beau être un affreux gros lard, j’admirais la façon qu’il avait de réaliser le travail en dépit des obstacles. Je pensais que cela aurait été super si, dans un épisode, il avait maîtrisé un tueur en s’asseyant sur lui, mais je ne crois pas qu’il l’ait fait.
Il fallait que je me trouve un acolyte qui soit gros, brutal, et qui n’ait aucun souci d’éthique, de moralité ou de respect de la loi, un vrai mec qui serait heureux de faire toutes les choses dangereuses ou délicates que je ne voudrais pas faire. Je l’enverrais pour parler à la réceptionniste. Il lui suffirait de coller une arme sur le visage de la femme, et de revenir avec une copie complète des informations souhaitées.
Je l’imaginais. Un énorme type asiatique, chauve, avec un dragon tatoué sur le visage. Son nom serait Drago. Nous aimerions nous engager dans des dialogues spirituels avec des réparties de gros durs. Nous partagerions un code d’honneur viril.
J’avais appris à rester ainsi dans un espace exigu et à attendre que quelque chose se produise, même si la plupart du temps, il ne se passait rien de rien. J’étais devenu un expert en passivité ; j’attendais que ma vie se passe plutôt que de la prendre en main.
J’ai étudié les photos, d’abord parce qu’elle était belle, et j’ai été étonné de constater qu’un appareil aussi bon marché que le Kodak jetable ait réussi à capter, malgré l’obscurité, ses tétons durcis sous son chemisier. Mais ensuite, je me suis remis à examiner les photos pour une toute autre raison. Quelque chose avait changé en elle au cours des deux derniers jours, et je n’arrivais pas à saisir ce que c’était.