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EAN : 9782271142177
96 pages
CNRS Editions (01/09/2022)
3.9/5   5 notes
Résumé :
Comment les aventures du capitaine Cook à Hawaï peuvent-elles permettre d’appréhender à nouveaux frais la figure d’Ulysse et la place du passé dans l’Odyssée ? En quoi le Berlin d’après la chute du Mur, patchwork des expériences modernes du temps, a-t-il pu contribuer à la conceptualisation de la notion de « régime d’historicité » ?

Tout en retraçant son parcours entre littérature, anthropologie et histoire, ainsi que les étapes de son questionnement ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
— le temps, deux ou trois mouvements —

Un petit livre stimulant, initialement pensé comme une conférence, développé et par endroit rapiécé un peu vite pour faire un livre, ce qui nous vaut quelques répétitions évitables qui auront cependant une valeur de redondance pour les oublieux.

François Hartog expose brièvement le parcours intellectuel qui le conduit à la notion qu'il développe (c'est sa marque de fabrique) de « régime d'historicité ». Grossièrement : nous vivons tous dans le temps mais, quand bien même sommes-nous physiquement contemporains, nous ne vivons pas nécessairement le même temps.

C'est le brave Capitaine Cook qui triomphe à Hawaï abordée pendant la célébration du dieu de la paix Lono auquel il est identifié. Il revient illico après une avarie. Brève parenthèse pour lui et ses marins, gouffre temporel pour les indigènes puisque que c'est désormais la saison de Kû, dieu de la guerre et ennemi mortel de Lono : adieu Cook ! (Ndr : j'aurais personnellement préféré qu'il fut mangé aux îles Sandwich — mais l'histoire ne fait pas toujours bien les choses.)

Pour ses régimes, FH préfère historicité plutôt que temporalité pour bien marquer la primauté de l'expérience. Toutes les sociétés son historiques (suivez mon regard…) expliquait auparavant Levi-Strauss, et ce n'est pas leur degré d'historicité qui varie mais « la manière dont elles le ressentent ».
Ni unique ni uniforme, le temps historique se conjugue au pluriel. Il convient donc de repérer « comment, dans chaque présent, les catégories du passé et du futur ont été mises en relation. »

FH prend l'exemple de « l'Ancien régime », tourné vers le passé où il fonde sa légitimité, Ancien régime renversé par la Révolution française qui regarde à l'inverse vers le futur, adoptant même un nouveau calendrier.
Plus tard parmi les héritiers certains chanteront aussi « du passé faisons table rase ».

« "Quand le passé n'éclaire plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres." Par ces quelques mots, [Tocqueville - de la démocratie en Amérique] prend acte de la fin de l'ancien régime d'historicité (demeuré opératoire aussi longtemps que la lumière venait du passé) et donne du même coup la définition du régime moderne : il revient désormais à l'avenir d'éclairer le passé et le présent pour tracer un chemin en vue d'une action qui évite le contretemps et se garde de l'anachronisme. »

François Hartog ne se limite pas aux constats, avec les régimes d'historicité il forge un outil heuristique qu'il éprouve avec plusieurs exemples. « Aide-t-il [cet outil] à porter un diagnostic sur les expériences contemporaines du temps ? »
La ville de Berlin lui offre un remarquable champ d'observation. Il y décrit notamment les trajectoires concurrentes de l'Est et de l'Ouest qui se rejoignent dans « la crise du futur » de la fin du 20e siècle, crise du futur escortée sous l'autorité du présent par les nouveaux maîtres-mots : mémoire, patrimoine, commémoration et identité.

Après l'ancien, le moderne, voici le nouveau régime : le règne du présentisme.
Bien sûr l'histoire et ses différents régimes n'est pas un petit train où les wagons se suivent sagement, ça se croise, ça se concurrence, ça se chevauche...
FH définit les régimes d'historicité comme autant de prismes d'observation des temporalités.

En deux temps, trois mouvements, il articule ainsi la trajectoire historique de l'Occident contemporain :

« L'affaire commence avec les Grecs qui ont dédoublé le temps en chronos et kairos : le premier est le temps ordinaire, celui des saisons, celui qui passe et qu'on mesure ; le second est celui de l'inattendu, de l'occasion à saisir, du moment favorable et de l'instant décisif. »

A ce premier couple, les Grecs ajoutent le pas-de-deux kairos et krisis, du moment opportun et du moment critique. Chronos, kairos et krisis passent des Grecs à la Bible, aux juifs (kairos et krisis confondus dans l'Apocalypse), puis aux chrétiens. Dans le temps chrétien, le kairos (le Christ) devient le concept central et réduit chronos à un intervalle, une salle d'attente en attendant krisis (le Jugement dernier). « Si tout n'est pas "encore" achevé, tout est "déjà" accompli. »

La suite de l'histoire raconte comment chronos a échappé à ses gardiens pour prendre le dessus dans le régime moderne d'historicité. La science prolonge le passé qui déborde la brève chronologie biblique et le futur rêve de progrès perpétuel.

Et puis ça coince, c'est le présentisme : « A la fin du XXe siècle, " être de son temps " n'est plus suffisant, il est impératif de " vivre au présent " : dans un présent valorisé et désirable. […] C'est le règne du " just in time " (que traduit mal le flux tendu). »
(Dans le just in time, FH observe en particulier l'injonction paradoxale à « anticiper » pendant le temps du Covid, et l'incessant « tourniquet présentiste urgence-retard-accélération-anticipation ».)

Le présentisme, c'est le régime d'un présent auto-suffisant, « prétendant être lui-même sa propre lumière », prétendant n'éclairer du passé et de l'avenir « que ce dont il a immédiatement besoin pour se justifier lui-même. »
Mais ce n'est pas exactement le temps par exemple de Poutine, fondé sur la grandeur passée, ou celui des milliardaires de la tech qui rêvent pour leur compte au-delà de l'humain...

Ce n'est pas non plus celui de l'anthropocène, du changement du climat et de la disparition des espèces. « La question, à la fois la plus pressante et la plus compliquée, est comment tenir ensemble les temps du monde et ceux du Système de la Terre », s'interroge FH.
Et ce n'est pas facile ! « Quand l'urgence est partout se forme une sorte de noeud temporel où tout s'entremêle. »

Une nouvelle Apocalypse a commencé ; restons-nous seuls avec chronos/krisis, sans l'espoir d'un kairos ?
« Nous ne pouvons pas continuer à croire à l'ancien futur si nous voulons avoir un avenir. » (Bruno Latour, Face à Gaia)


P.-S. : Mon goût pour faire parler les livres ensemble me porte à imaginer un usage personnel et pertinent de cette notion de régime d'historicité. le livre de FH m'a rappelé Les années d'Annie Ernaux et de ce qu'elle dit d'« elle » (personnellement de façon impersonnelle), se sentant (disons) vieille et pourtant pour l'essentiel inchangée depuis « une espèce de solidification intérieure » constituée autour de cinquante ans : « A mesure que le temps diminue objectivement devant elle, il s'étend de plus en plus, bien en deçà de sa naissance et au-delà de sa mort. » Cependant « Elle a perdu son sentiment d'avenir, cette sorte de fond illimité sur lequel se projetaient ses gestes, ses actes, une attente de choses inconnues et bonnes qui l'habitait... »
Un nouveau rapport passé / présent / futur.

Le changement de régime, elle l'éprouve également, avec l'époque cette fois, dans les années 70 quand elle dit : « Le temps des enfants remplaçait le temps des morts. »
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Spécialiste de l'Antiquité, François Hartog a inventé la notion de "régime d'historicité". Ce petit livre d'une centaine de pages en explique les grandes lignes.
Qu'est-ce que l'historicité ? Dans une scène de l'Odyssée, Ulysse rencontre le barde des Phéaciens qui lui chante l'épisode du cheval de Troie. Alors que le héros a oublié jusqu'à son nom, la précision du récit de l'aède lui rappelle le guerrier rusé qu'il a été 10 ans auparavant. Ulysse prend alors conscience de la distance qui le sépare de celui qu'il a été. C'est cette prise de conscience "d'une irrémédiable distance de soi à soi" qui constitue l'historicité.
le régime d'historicité est pour Hartog une manière d'engrener les catégories du passé, du présent et du futur. Ce régime varie selon les périodes, les lieux, les milieux.
Cas d'école, la Révolution française fait surgir la notion d'Ancien Régime.
A l'Ancien Régime correspond un régime d'historicité fondé sur le passé : passé d'une dynastie, d'une monarchie, de l'Eglise catholique, de la noblesse. La République prétend ouvrir une ère nouvelle, rythmée d'ailleurs par le nouveau calendrier.
La période entre 1789 et 1830 est une valse hésitation entre ces deux régimes d'historicité, illustrée par la tentative de la Restauration de rétablir l'ordre ancien.
Autre exemple, le Berlin de la guerre froide voit coexister deux régimes d'historicité opposés. le régime d'historicité communiste est futuriste : le rôle du présent est de se sacrifier pour un avenir plus radieux, une société sans classe ; la RFA s'inscrit dans un régime présentiste, celui du "Miracle" pour aujourd'hui.
Le régime d'historicité du christianisme s'insère entre deux bornes, l'Incarnation du Christ et le Jugement. "Il faut se convertir et se tenir prêt pour l'imminence de la fin". Hartog parle de présentisme apocalyptique.
Mais à la fin du XVIIIe siècle, avec les réflexions des Lumières, les 6000 ans traditionnels de la Bible entre Adam et Jésus ne sont plus tenables.
Le régime d'historicité de la Bible entre dans la fable. Ne reste plus que le présent, qui cannibalise le passé et le futur.
Mais tandis que le numérique, les GAFAM, les livraisons rapides, le juste à temps, le désir tout de suite satisfait, semblaient consacrer le présent comme un horizon indépassable, l'urgence climatique bouscule les trois catégories du passé, du présent et du futur. le futur devient menaçant car il est celui d'une possible "sixième extinction". le passé doit être revisité pour pointer les occasions manquées qui nous ont mené là où nous sommes.
Dans la dernière partie du livre, la moins convaincante, François Hartog analyse la crise du Covid et la guerre en Ukraine à l'aune de ces régimes d'historicité. Il n'en reste pas moins que cette notion est intéressante dans la mesure où elle permet d'appréhender la façon dont les sociétés questionnent chacune différemment les catégories du temps.
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Une autre autobiographie de chercheur spécialiste de la Grèce antique ?! et en plus c'est un hasard, ce livre m'est tombé entre les mains à la bibliothèque. Je connaissais cependant la théorie des régimes d'historicité de François Hartog et du "présentisme", ici brillamment résumée en quelques pages, dans un mode qui la replace dans la déroulé de la carrière de l'historien. Sa rencontre avec Chronos passe par des lieux emblématiques (les îles avec Claude Lévi-Strauss, Berlin après la chute du Mur) mais aussi des événements (la prise de Troie, la Révolution Française), et des lectures, car il se définit comme "historien-lecteur".

François Hartog nous propose d'envisager le rapport au temps comme clef de compréhension des sociétés humaines : "l'ancien régime" est celui où l'avenir est "éclairé par les lumières du passé", alors qu'après la Révolution, le nouveau monde à inventer est guidé par l'urgence d'aboutir à un futur désiré.
Le présentisme caractérise une époque où aucune de ces deux forces ne nous motive plus, où face à l'accélération des technologies, nous sommes bloqués dans un présent qui ne vit que pour lui-même, ne croit plus au futur et consomme le passé en tant que patrimoine pour se sentir présent à lui-même.
Les dernières pages sont consacrées à confronter ce constat avec les grandes crises du XXIe siècle et l'entrée dans l'anthropocène, un âge où l'humain a un impact géologique sur la planète. "Quand l'urgence est partout, se forme une sorte de noeud temporel où tout s'entremêle. Ce n'est plus un impensé du temps, mais un temps qu'on ne sait pas comment penser : impensable."

Une pensée lumineuse, couchée en quelques pages, avec une puissance et une facilité géniales. Si vous avez 1h devant vous, lisez-le !
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Citations et extraits (4) Ajouter une citation
L'affaire commence avec les Grecs qui ont dédoublé le temps en chronos et kairos : le premier est le temps ordinaire, celui des saisons, celui qui passe et qu'on mesure ; le second est celui de l'inattendu, de l'occasion à saisir, du moment favorable et de l'instant décisif.
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Depuis la seconde moitié du XIIIe siècle, "ce n'est plus dans le temps, relevait [Reinhardt Kosseleck], mais par le temps que s'accomplit désormais l'histoire. Le temps se dynamise en une force inhérente à l'histoire elle-même". [...] Avec ce temps nouveau s'impose aussi un nouveau concept d'histoire. Elle s'entend désormais comme un "singulier collectif". On passe des "histoires", à "l'histoire au singulier" ; l'Histoire en soi.
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"Quand le passé n'éclaire plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres." Par ces quelques mots, [Tocqueville - De la démocratie en Amérique] prend acte de la fin de l'ancien régime d'historicité (demeuré opératoire aussi longtemps que la lumière venait du passé) et donne du même coup la définition du régime moderne : il revient désormais à l'avenir d'éclairer le passé et le présent pour tracer un chemin [...]
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La question, à la fois la plus pressante et la plus compliquée, est comment tenir ensemble les temps du monde et ceux du Système de la Terre.
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Vidéo de François Hartog
François Hartog est historien, directeur d'études à l'EHESS. En mai 2021 paraissait son ouvrage "Confrontations avec l'histoire" (Collection "Folio histoire", Gallimard), qui interroge les confrontations de l'Histoire au temps, aux hommes et aux idées. Il s'intéresse notamment à ceux qu'il nomme les "outsiders", des auteurs qui ne sont pas historiens de métier mais dont les interventions ont souvent servi de points de repère pour l'histoire elle-même. Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Michel Foucault, François-René de Chateaubriand sont de ceux-là.
L'ouvrage revient en outre sur un avant de l'Histoire : l'épopée homérique -l'origine du récit-, le poids d'Hérodote d'Halicarnasse (Ve siècle avant notre ère) qui donnera sa forme et son nom à historia, l'enquête, ou encore le développement de l'anthropologie historique dans les années 1970.
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