— le temps, deux ou trois mouvements —
Un petit livre stimulant, initialement pensé comme une conférence, développé et par endroit rapiécé un peu vite pour faire un livre, ce qui nous vaut quelques répétitions évitables qui auront cependant une valeur de redondance pour les oublieux.
François Hartog expose brièvement le parcours intellectuel qui le conduit à la notion qu'il développe (c'est sa marque de fabrique) de « régime d'historicité ». Grossièrement : nous vivons tous dans le temps mais, quand bien même sommes-nous physiquement contemporains, nous ne vivons pas nécessairement le même temps.
C'est le brave Capitaine Cook qui triomphe à Hawaï abordée pendant la célébration du dieu de la paix Lono auquel il est identifié. Il revient illico après une avarie. Brève parenthèse pour lui et ses marins, gouffre temporel pour les indigènes puisque que c'est désormais la saison de Kû, dieu de la guerre et ennemi mortel de Lono : adieu Cook ! (Ndr : j'aurais personnellement préféré qu'il fut mangé aux îles Sandwich — mais l'histoire ne fait pas toujours bien les choses.)
Pour ses régimes, FH préfère historicité plutôt que temporalité pour bien marquer la primauté de l'expérience. Toutes les sociétés son historiques (suivez mon regard…) expliquait auparavant
Levi-Strauss, et ce n'est pas leur degré d'historicité qui varie mais « la manière dont elles le ressentent ».
Ni unique ni uniforme, le temps historique se conjugue au pluriel. Il convient donc de repérer « comment, dans chaque présent, les catégories du passé et du futur ont été mises en relation. »
FH prend l'exemple de « l'Ancien régime », tourné vers le passé où il fonde sa légitimité, Ancien régime renversé par la Révolution française qui regarde à l'inverse vers le futur, adoptant même un nouveau calendrier.
Plus tard parmi les héritiers certains chanteront aussi « du passé faisons table rase ».
« "Quand le passé n'éclaire plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres." Par ces quelques mots, [Tocqueville - de la démocratie en Amérique] prend acte de la fin de l'ancien régime d'historicité (demeuré opératoire aussi longtemps que la lumière venait du passé) et donne du même coup la définition du régime moderne : il revient désormais à l'avenir d'éclairer le passé et le présent pour tracer un chemin en vue d'une action qui évite le contretemps et se garde de l'anachronisme. »
François Hartog ne se limite pas aux constats, avec les régimes d'historicité il forge un outil heuristique qu'il éprouve avec plusieurs exemples. « Aide-t-il [cet outil] à porter un diagnostic sur les expériences contemporaines du temps ? »
La ville de Berlin lui offre un remarquable champ d'observation. Il y décrit notamment les trajectoires concurrentes de l'Est et de l'Ouest qui se rejoignent dans « la crise du futur » de la fin du 20e siècle, crise du futur escortée sous l'autorité du présent par les nouveaux maîtres-mots : mémoire, patrimoine, commémoration et identité.
Après l'ancien, le moderne, voici le nouveau régime : le règne du présentisme.
Bien sûr l'histoire et ses différents régimes n'est pas un petit train où les wagons se suivent sagement, ça se croise, ça se concurrence, ça se chevauche...
FH définit les régimes d'historicité comme autant de prismes d'observation des temporalités.
En deux temps, trois mouvements, il articule ainsi la trajectoire historique de l'Occident contemporain :
« L'affaire commence avec les Grecs qui ont dédoublé le temps en
chronos et kairos : le premier est le temps ordinaire, celui des saisons, celui qui passe et qu'on mesure ; le second est celui de l'inattendu, de l'occasion à saisir, du moment favorable et de l'instant décisif. »
A ce premier couple, les Grecs ajoutent le pas-de-deux kairos et krisis, du moment opportun et du moment critique.
Chronos, kairos et krisis passent des Grecs à la Bible, aux juifs (kairos et krisis confondus dans l'Apocalypse), puis aux chrétiens. Dans le temps chrétien, le kairos (le Christ) devient le concept central et réduit
chronos à un intervalle, une salle d'attente en attendant krisis (le Jugement dernier). « Si tout n'est pas "encore" achevé, tout est "déjà" accompli. »
La suite de l'histoire raconte comment
chronos a échappé à ses gardiens pour prendre le dessus dans le régime moderne d'historicité. La science prolonge le passé qui déborde la brève chronologie biblique et le futur rêve de progrès perpétuel.
Et puis ça coince, c'est le présentisme : « A la fin du XXe siècle, " être de son temps " n'est plus suffisant, il est impératif de " vivre au présent " : dans un présent valorisé et désirable. […] C'est le règne du " just in time " (que traduit mal le flux tendu). »
(Dans le just in time, FH observe en particulier l'injonction paradoxale à « anticiper » pendant le temps du Covid, et l'incessant « tourniquet présentiste urgence-retard-accélération-anticipation ».)
Le présentisme, c'est le régime d'un présent auto-suffisant, « prétendant être lui-même sa propre lumière », prétendant n'éclairer du passé et de l'avenir « que ce dont il a immédiatement besoin pour se justifier lui-même. »
Mais ce n'est pas exactement le temps par exemple de Poutine, fondé sur la grandeur passée, ou celui des milliardaires de la tech qui rêvent pour leur compte au-delà de l'humain...
Ce n'est pas non plus celui de l'anthropocène, du changement du climat et de la disparition des espèces. « La question, à la fois la plus pressante et la plus compliquée, est comment tenir ensemble les temps du monde et ceux du Système de la Terre », s'interroge FH.
Et ce n'est pas facile ! « Quand l'urgence est partout se forme une sorte de noeud temporel où tout s'entremêle. »
Une nouvelle Apocalypse a commencé ; restons-nous seuls avec
chronos/krisis, sans l'espoir d'un kairos ?
« Nous ne pouvons pas continuer à croire à l'ancien futur si nous voulons avoir un avenir. » (
Bruno Latour, Face à Gaia)
P.-S. : Mon goût pour faire parler les livres ensemble me porte à imaginer un usage personnel et pertinent de cette notion de régime d'historicité. le livre de FH m'a rappelé
Les années d'
Annie Ernaux et de ce qu'elle dit d'« elle » (personnellement de façon impersonnelle), se sentant (disons) vieille et pourtant pour l'essentiel inchangée depuis « une espèce de solidification intérieure » constituée autour de cinquante ans : « A mesure que le temps diminue objectivement devant elle, il s'étend de plus en plus, bien en deçà de sa naissance et au-delà de sa mort. » Cependant « Elle a perdu son sentiment d'avenir, cette sorte de fond illimité sur lequel se projetaient ses gestes, ses actes, une attente de choses inconnues et bonnes qui l'habitait... »
Un nouveau rapport passé / présent / futur.
Le changement de régime, elle l'éprouve également, avec l'époque cette fois, dans
les années 70 quand elle dit : « Le temps des enfants remplaçait le temps des morts. »