Lorsque l'on est veuve et que l'on habite dans une petite bourgade perdue dans le Colorado, il est tout à fait légitime de se soucier du qu'en dira-t-on. Mais lorsque l'on a soixante-dix ans et que l'on se rend compte que toute sa vie n'a été vécue qu'en fonction des autres, de leur bien-être ou de leur bien-pensance, alors l'urgence de vivre nous indique combien il est important de profiter de chaque instant. Cependant, ce besoin impérieux est-il compatible avec la sagesse qu'est censée apporter la vieillesse? Et quand bien même, doit-on forcément être sage lorsqu'on a soixante-dix ans? Addie, jolie vieille femme, a décidé que non. Peu lui importe ce que peuvent penser les gens, la proposition qu'elle fait à Louis n'a rien de scandaleux. Ils n'ont aucune raison de se cacher ou d'avoir honte. Leur relation sera donc connue de tous mais vécue dans la plus stricte intimité de la chambre d'Addie.
Kent Haruf, tout en retenu et discrétion, entrebâille la porte de la chambre d'Addie et, de la pointe de la plume, il couche sur le papier leurs confidences, leurs états d'âme, leurs blessures, leurs fractures. Rassuré par cette marque d'attention et de respect, conforté par l'obscurité de la nuit, le lecteur accepte également de s'arrêter devant la porte et de coller son visage au plus près de cet interstice créé par l'auteur. Tout ce qu'il y voit, tout ce qu'il y entend n'est qu'hymne à la tendresse, à la douceur, à la résilience. Une véritable ode à la liberté. Il assiste donc, le sourire aux lèvres et le coeur léger, à la transformation d'Addie et de Louis. Malheureusement, les traditions sont tenaces et les mentalités ne changent pas aussi vite qu'on aimerait. Alors, quand Gene, le fils d'Addie, et Holly, la fille de Louis, apprennent cette étrange relation, ce désir brûlant de vivre paisiblement, à deux, entouré d'amour et de confidences, attentif à l'autre mais indifférent aux qu'en-dira-t-on, se verra ébranlé de la pire des manières qui soit.
Ce livre, vous l'aurez compris, est pour moi un chef d'oeuvre et ce, pour beaucoup de raisons.
Tout d'abord, grâce à son sujet qui n'est pas le sujet de prédilection de la littérature contemporaine, car dans cette société, souvent atteinte de jeunisme, les situations amoureuses des sexagénaires et au-delà se nimbent souvent d'un voile de mystère, comme prisonnières d'un tabou.
Outre le sentiment de solitude et d'abandon des personnes âgées, il dessine le profil psychologique des liens enfants-parents. Les enfants, arrivés à l'âge adulte, font leur vie sans l'aide de leurs parents. Ils font des choix, les assument plus ou moins. Ils leur demandent rarement conseils et ne souffrent aucun jugement de leur part. Tout conseil pourrait être perçu comme un désir d'ingérence dans leur vie. Mais lorsque les parents ne font pas des choix jugés responsables par leurs enfants, ces derniers n'hésitent pas à s'immiscer dans leur vie, à user d'un chantage affectif et psychologique affaiblissant ainsi toute tentative de (ré)conciliation.
Enfin, la puissance dramatique des dernières pages est telle qu'il est impossible au lecteur de ne pas refermer le livre la gorge serrée, les yeux rougis de tristesse, le coeur gros mais ébloui par la beauté, la poésie et l'humour dont regorge chaque page.
Kent Haruf nous offre ici son dernier livre, paru quelques mois après sa mort.
Nos âmes la nuit est l'oeuvre qui l'a fait connaître au grand public. Adapté sur grand écran, il fallait deux monstres sacrés pour interpréter les rôles d'Addie et de Louis.
Jane Fonda et Robert Redford sonnaient comme deux évidences.
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