Ca commence tout doucement, tout simplement : des femmes ont mal.
Ada pleure son fils mort en 1917, en France. Son amie Ivy aussi. Et plein d'autres femmes de sa rue.
Evelyn pleure son amoureux mort en 1916, en France. Comme plein d'autres femmes de Londres.
A leur façon.
« Elles sont toutes différentes, et pourtant toutes pareilles. Toutes redoutent de les laisser partir. Et si on se sent coupable, c'est encore plus dur de relâcher les morts. On les garde près de nous, on les surveille jalousement. Ils étaient à nous. On veut qu'ils le restent ».
« Tu es amère. Et tu es seule. Tu as utilisé cette seule mort comme un combustible pour haïr le monde. Tout ce qui t'importe, c'est de prolonger ta propre douleur. »
Ca continue : des hommes ne peuvent se remettre de leurs blessures, morales. Les blessures physiques, ils s'en accommodent. Mais les morales, jamais.
Ed, le frère d'Evelyn, ex-capitaine d'infanterie en France, boit, se drogue, danse comme on oublie.
Fred, le frère de Hettie, se renferme, n'est plus qu'un noyau dur ou un fantôme, comme on veut.
Jack, le mari d'Ada, s'efforce de faire face à la mort de leur fils.
Et puis il y a les autres, ceux qui n'ont même pas de pension de guerre, obligés de faire du porte-à-porte, de quémander quelque secours pour ne pas s'affaler et mourir là, avec pour seuls compagnons leurs horribles souvenirs.
Hettie, elle, voudrait vivre, plaire. Elle est toute entière tournée vers un avenir, son avenir. C'est pourquoi elle danse. Elle danse pour 6 pence, au Palais de la danse, elle sert à divertir les gens de la guerre terminée depuis 2 ans. Sa copine di aussi. Mais que peut-elle rencontrer, à part ces survivants ?
« C'est la guerre qui gagne. Et elle continue à gagner, encore et toujours ».
Et puis ça grossit, ça enfle.
Nous entrons dans le partage intime des faiblesses. Dans la vérité, enfin. Ces quelques femmes osent entendre, enfin, ce que les hommes vivants – survivants - ont dans le coeur.
« Après quatre ans de guerre et encore deux d'anciens soldats, jour après jour, c'est ça qu'elle voulait, c'est ça qu'elle recherchait. La vérité de quelqu'un. Pas sa gaieté, ni sa bravoure, ni sa colère, ni ses mensonges. Et en quatre ans de guerre et deux de contrecoup, personne n'avait partagé sa vérité avec elle ».
Elles osent aussi se regarder elles-mêmes.
« T'est-il déjà arrivé de réfléchir et d'accepter le fait que sa mort soit quelque chose lui soit arrivé à lui, plutôt qu'à toi ? » « Ils ne sont pas à nous. Ils ne l'ont jamais été. Ils n'appartiennent qu'à eux-mêmes, et seulement à eux. Tout comme nous nous appartenons. Et c'est terrible par certains côtés, et par d'autres...ça pourrait nous libérer ».
Anna Hope, par sa narration simple et sensible, est une auteure qui a réussi à me plonger dans ce chagrin immense et à me sortir de celui-ci avec cette interrogation qui peut sauver. L'espace de quelques heures, j'ai vibré, j'ai compris, j'ai touché du bout du coeur la détresse de ces femmes, de ces hommes qui connaissent la guerre, le deuil, la culpabilité, le désespoir, le désir de vivre quand même.
Tout ceci se passe sur 4 jours : du 7 au 11 novembre 1920, alors que l'on extirpe de la boue d'un champ de bataille français un cadavre racorni, qu'on le transporte en grande pompe jusqu'à Londres où il sera glorifié en tant que « Soldat Inconnu ».
« Cette boite est pleine d'un chagrin retentissant :
le chagrin des vivants ».
Les vivants, oui. Occupons-nous des vivants. Regardons-les, aimons-les.
C'est mon voeu le plus cher à l'aube de cette nouvelle année.