Tout est si juste dans ce roman ! L'émotion n'a pas besoin d'effets grandiloquents pour être prégnante. Mais rien de plus difficile certainement de parvenir à cette épure, où rien n'est trop appyé, laissant dans le suggestif ! Nous sommes ramenés un siècle en arrière dans une rue de Londres, couleur kaki. Cela pourrait être Paris, ou Berlin, à la même date, ou encore à Kiev à l'heure présente. Car en Ukraine, l'horreur des tranchées a reparu cent ans après. Cent ans après que tous les gens unanimes aient crié : « Plus jamais ça ! »
L'action de ce livre, peuplé de fantômes, et de gens voulant malgré tout vivre éperdument leur reste de vie est intemporel.
L'action se passe dans le Londres sinistré de l'après première guerre mondiale. Plusieurs personnages s'entrecroisent sur cette réalité douloureuse. Même si elles n'ont pas participé activement au conflit, elles sont elles aussi souvent atteintes de dépression larvée, en rapport à des proches disparus ou rentrés blessés des combats.
Les gueules cassées sont présentes au croisement de chaque rue, réduits à faire l'aumône, tant leur pension est misérable. Evelyn, travaille précisément au bureau des pensions de l'armée, et voie défiler toute une cohorte de mutilés, en proie à des psychoses post traumatismes récurrentes.
Le récit fait parfois des retours en arrière, comme ces pages bouleversantes sur la dernière permission du fiancé d'Evelyn, avant qu'il ne reparte au front. Elle repense à leur excursion ratée à la campagne, où elle sentait déjà l'ombre de la mort prochaine planer sur lui, tant il est peu prolixe et en état de choc.
Anna Hope parvient à distiller avec une grande économie de moyens, la présence de ces hommes disparus, hantant les mémoires. Elle s'attache aussi aux familles, aux femmes qui sont restées dans l'ombre, mais ont été indispensables à l'économie de guerre, en travaillant dans les usines d'armement.
L'arrivée prochaine à Londres, au mois de Novembre 1920 du cercueil du soldat inconnu va t'il faire office de catharsis ?
Cet événement considérable est salué par tout un peuple comme le serait maintenant la descente d'une équipe de football victorieuse, sur la plus grande avenue d'une capitale.
Il faut laver le corps de tout un peuple, faire les gestes sacrés, pour qu'il puisse retourner à la lumière. Qu'on sent croyant ou non n'a pas d'importance. Nous sommes tous faits de chair et d'âme, et nous avons besoin des autres, et du sentiment collectif d'appartenance. Ce beau livre est une prière, qui nous dit qu'il faut faire attention à la vie, à l'autre. En jouant des contrastes,
Anna Hope célèbre le bonheur de vivre en temps de paix.
L'auteure s'attache à montrer en même temps cette fragilité de l'humain. Ada, en proie parfois à des hallucinations, se lance parfois à la poursuite de son fils, disparu dans la Somme. Un jeune homme, presque un enfant, dont pas même le corps n'a été retrouvé, et qu'aucune tombe ne permet de l'aider dans son travail de deuil. Ce pauvre guerrier, disparu à pas vingt ans d'âge, n'a laissé à sa mère qu'un pauvre doudou, enfermé entre les pages d'une bible, comme une relique sainte.
Jean Giono, ancien poilu, avait dans «
le grand troupeau » dressé avec énormément d'empathie le sort de ses anciens compagnons. "
le grand troupeau" est un de ces roman pacifiste, écrit par un homme profondément choqué par l'horreur et l'absurdité de cette guerre. Il nous parlait de cette masse indistincte de ceux qu'on pousse vers le ravin, au son de la musique militaire. Mais aussi de l'horreur qu'auront à affronter non seulement les veuves, les orphelins, mais celles qui durent s'occuper pendant toute leur vie, de la moitié d'un homme, atteint de séquelles effroyables.
A la même époque à Berlin,
Otto Dix, peintre et ancien soldat, exorcisait ses démons en peignant des scènes macabres du front, où toute esthétisation de l'horreur était proscrite. Il s'attachait à représenter lui aussi le retour à la vie civile des gueules cassées, invalides, culs de jattes, dans leur caisse à savon, leur sébile posée à terre, et qui deviendront ostracisés par les nazis, comme figures de la défaite.
La meilleure dénonciation de la guerre, c'est celle qui s'attache aux conséquences dans le temps long. La littérature s'élève forcément quand elle nous parle à la fois de l'histoire et de notre humanité, et qu'elle nous met si finement en garde, sans nous faire la leçon de façon directe, mais en nous présentant des scènes de vie.
La lecture de "
la chambre des officiers" ce beau roman de
Marc Dugain, m'avait lui aussi ramené des années en arrière, à l'époque où notre pays, dans les années 60 était encore plein de ces gueules cassées de 14, qui montraient à la fois même aux gosses le vrai visage de la violence, le prix de la lutte, et tout autant la capacité de résilience de certains.
C'était l'époque où mon père achetait des tickets de la loterie nationale « Tranche des gueules cassées »….Il n'a jamais gagné.
Bien peu parlaient de ce qu'ils avaient vécu. Je me souviens que nous allions les accompagner au monument aux morts, par classes entières, immobiles dans le froid mordant de Novembre, écoutant la sonnerie aux morts.
J'avais un copain, dont le grand-père était assis depuis des lustres dans un fauteuil au dessus duquel était attaché un cadre contenant toutes ces médailles, comme le prix payé au fait qu'il n'avait plus de mâchoire et de nez. On a oublié tout ces ombres qui entouraient les 30 glorieuses, et nous réunissait encore à la guerre. Aux deux guerres en fait, très présentes alors par le poids des témoins directs, des combattants, et même encore des ruines.
Il ne faut pas masquer toutes les cicatrices, les lieux de mémoire. Ils nous parlent de l'indicible. Mais ils ne doivent pas occuper évidemment toute la scène. On peut faire confiance à la jeunesse de toute façon pour danser dessus.
L'appétit de vivre des générations d'après guerre vient de la nécessité. Hettie et Doreen, jeunes filles coiffées à la garçonne, et se trémoussant au son du jazz, ne recherchent qu'à se remettre dans le rythme pulsionnel de la vie, dans les boites de nuits balbutiantes du west end de Londres. Elles sont en accord avec les rêves d'une époque à venir qui donnera le Charleston, et les récits enfiévrés de John Fitzgerald. Leur hardiesse, et leur maladresse touchante sont surmontées par la force vive de la jeunesse, qui s'affranchit des conventions de garde à vous, et les fait danser de façon endiablée. Même si une part de leur innocence a été volé par le malheur de leurs proches.
Les traumas ne sont pas tous apparents, et les décompensations immédiates. J'ai le souvenir des ces soldats survivants de guerres perdues, que j'ai vu en psychiatrie, en tant qu'infirmier, et qui décompensaient des dizaines d'années après le combat. Soldats perdus d'Algérie, décompensant parfois trente ans après les faits, casques bleus de Yougoslavie, ayant fait face à l'horreur, sans avoir pu arrêter les exactions sur les civils.
La guerre de 14 a fait progresser énormément la chirurgie, et bien sûr avant tout de reconstruction. La prise en charge des chocs post traumatiques au début du conflit n'existait pas. Les catatoniques, ou ceux qui se lançaient dans la danse de Saint Guy étaient vus à l'époque comme des simulateurs, qu'on se faisait fort de faire repartir au combat. On les avait considéré au début du combat, comme faisant "du cinéma" allant parfois jusqu'à fusiller pour désertion ceux qui restaient tétanisés et étaient incapables de combattre…
Voilà le portrait vrai de la guerre, loin des images Hollywoodiennes de super héros. Les guerres contemporaines ont ramené les mêmes symptomatologies. Au moins quelques films s'élèvent au dessus des autres. Tel «
Un long Dimanche de fiançailles », issu du roman de
Japrisot, et mis en scène par
Jean Pierre Jeunet.
Mon grand père a survécu à Verdun, mais a sombré lui, dans la dépression et la solitude, provoquant l'abandon de son fils, confié à des cousins de Bretagne, à cette âge tendre, où tout se joue. Les diagnostics post traumatique à l'époque n'étaient pas faits, mais plus le temps passe et je passe par les âges qu'ils ont eu, et je pense à ce qu'ils ont vécu.
Je suis épaté par le fait que «
le chagrin des vivants » soit le premier roman de cette auteure, tant il est maîtrisé, de bout en bout.
Anna Hope est assurément une belle personne. C'est peu dire que j'avais apprécié «
la salle de bal », lu il y a un mois. J'avais hâte de me replonger dans les textes de cette autrice, qui parvient à extraire la lumière de sujets à priori difficiles, avec un talent peu commun. Je n'ai pas été déçu. Ce roman est assurément une grande réussite. Sa voix singulière me semble faire écho à d'autres auteures, en particulier Italiennes, qui m'ont ébloui, par la justesse de leur regard, et se faisant observatrice des bouleversements de la grande histoire, sur les gens du commun. Telle
Francesca Melandri que je recommande, dans un livre tel que «
Plus haut que la mer », ou «
Tous sauf moi » et qui agissent eux aussi comme un soin aux personnes.
A l'heure où de nouveaux événements effroyables se passent dans le monde, ce roman est d'une grande utilité, en nous ramenant à l'essentiel, que semble vouloir oublier les puissants. Notre sort dépend du regard que l'on a sur l'autre, et du respect qu'on doit à chacun, du « care », des lois morales qui doivent nous empêcher de retourner au néant.