Quelle expérience étrange que la lecture de
Houellebecq. J'avais beaucoup ri aux débuts de
Sérotonine et je m'attendais donc à trouver, par endroits au moins, le même humour désabusé dans
Anéantir. Ça n'a pas été le cas.
C'est un livre froid dans lequel on ne rentre pas.
Ou plutôt, pas plus le lecteur que les protagonistes d'
Anéantir ne semblent entrer dans l'univers que construit
Houellebecq pour eux.
Les personnages existent indépendamment du monde, indépendamment les uns des autres aussi, en des sortes d'unités autonomes qui n'éprouvent, ne pensent, ni ne s'impliquent que rarement et qui ne créent ensemble quasiment jamais rien.
Ainsi que des planètes en orbite d'un improbable et aveugle centre, dans la même indifférence à leur propre trajectoire ou à celle des autres, dans la même impuissance à la gouverner, Bruno, Cécile, Paul ou Aurélien, Prudence accomplissent leur petite révolution. Paul m'a ainsi fait penser à ce pauvre Frédéric de L'Education sentimentale, il a sous les yeux un monde foisonnant dans lequel il ne parvient pas à s'engager, pour lequel il ne fera rien.
On baigne dans l'impression métallique d'un hermétisme froid, d'une opacité tour à tour absurde, tragique ou indifférente.
Avec d'autres figures littéraires contre-révolutionnaires, Pascal est souvent convoqué à travers le roman. C'est à mon sens, plus qu'un arrière-plan ou une référence, le palimpseste philosophique sur lequel se tisse la toile romanesque. Et
Anéantir n'est jamais que la glose de ce passage : « Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui m'a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m'enferment comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j'ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. » (Pensées, liasse « Misère »). Même froideur éternelle, même absence de sens, même gratuité ontologique.
Pourtant, on ne peut pas dire qu'il ne se passe rien ou que le roman ne soit que cérébral : il y en a du rocambolesque ! Là où
Sérotonine nous baladait dans les pâturages de la suisse normande,
Anéantir nous fait sillonner quelques jolis villages du Beaujolais, nous emmène dans une ou deux rues parisiennes, et passer quelques heures en Bretagne. (On croirait presque une tentative de couvrir la diversité de nos belles régions françaises et de ne laisser aucun lecteur penser que
Houellebecq l'aurait oublié.) Partis un temps pour un roman d'espionnage avec services secrets, complots et, pourquoi pas, secte hallucinée et satanique, on pique ensuite droit sur le thriller politique, suivant par légère anticipation la campagne électorale de 2027, laquelle ressemble très fortement et tristement à celle de 2022.
En sus de tout cela, on aura exploré la piste du roman de moeurs, de la place de chacun dans les fratries, des recompositions à la faveur du temps, de la maladie et des deuils. On aura tiré le fil de la fin de vie, de la misère des hôpitaux et EHPAD publics, on aura fait du fauteuil roulant et même pris une ambulance en contrebande. Il y aura eu un peu de patrimoine, quelques statues et tapisseries anciennes aussi.
Alors quoi ?
C'est que tout cela est aussitôt posé que désinvesti.
Le lecteur court après son histoire, happe chacun des procédés fictionnels pour se raccrocher au fil du récit, suit la piste proposée tel un bon limier bien dressé. Et qu'importe que les pistes soient nombreuses, on y croit, on y va et on ne lâche pas. Comme
Houellebecq est un conteur hors pair, ce n'est pas trop difficile, on s'accroche à chaque nouveau fil de trame et on tisse du récit avec lui. Malgré le froid, on adhère, on veut connaitre la suite, on veut notre dose de péripéties. Ouaff !
Pourtant, rien à faire, ça se délite.
Tout le roman m'a fait penser à une installation : mots par mots,
Houellebecq construit des mondes, des potentialités fictionnelles tout à fait convaincantes dans le seul but de les détruire. D'augmenter la déflagration de leur dynamitage par la maestria avec laquelle elles ont été créées. Et le titre alors s'impose.
Anéantir comme un immense happening duquel il ne reste rien… ou presque.
Car, deux choses séparent Paul du Frédéric flaubertien. D'abord, il n'a plus rien du blanc bec puisqu'il approche la cinquantaine. Ensuite, et surtout, il trouve une forme de justesse à être dans la relation revitalisée qui le lie à son épouse. Dans l'animalité d'une sexualité en dépit de tout. Comme si, face à la mort et à l'inanité de notre existence, ce n'étaient plus les mots qui sauvaient mais bien la persistance dans une relation charnelle au long cours.
N'empêche que, ce faisant,
Houellebecq assoit plus triomphalement que jamais le pouvoir enchanteur de son verbe et la démonstration est magistrale.