Je ne suis pas une familière de l'oeuvre de
Houellebecq. J'ai lu
Les particules élémentaires il y a plus de dix ans. Je me souviens avoir été impressionnée par le ton irrévérencieux de l'auteur et par sa capacité à insérer l'histoire intime des personnages au sein d'une histoire plus vaste, sociétale, scientifique, questionnant les grands enjeux contemporains. J'avais été également séduite par sa vision désenchantée, voire franchement désespérée du monde. Mais, pour une raison que je ne m'explique pas très bien moi-même, je n'ai pas poursuivi plus avant l'exploration de son oeuvre. Peut-être aussi que le personnage m'énervait, ainsi que le battage médiatique auquel il semblait se prêter volontiers. Et puis, j'avais été un peu rebutée par son style, que je jugeais assez plat.
Je viens d'achever la lecture d'
Anéantir, et je suis subjuguée. Et si je continue à penser que
Houellebecq n'est pas un grand styliste de la langue, je suis tentée de dire : « ce n'est pas bien grave. » Son immense talent réside ailleurs. Dans son aptitude véritablement inouïe à entremêler les fils d'une histoire complexe et profuse sur plus de sept cent pages (quel souffle!) sans jamais égarer son lecteur. Car, et c'est là une chose qui m'a frappée tout le long de cette fascinante lecture, l'auteur a profondément à coeur de se faire comprendre et ne perd jamais de vue son lecteur. Un auteur ayant sa vision du monde, un auteur capable d'élaborer une pensée autonome, souvent originale, parfois iconoclaste, très argumentée et minutieusement documentée, ce n'est pas fréquent. C'est même assez rare.
Houellebecq est incontestablement un tel auteur, et de surcroît, il parvient à nous transmettre sa vision via un roman qui jamais ne s'égare dans de pesantes explications, via un roman qui ouvre de passionnantes pistes de réflexions tout en nous emportant dans une intrigue digne d'un excellent thriller et en nous emmenant à la rencontre de personnages incroyablement vivants et humains. du grand art.
Dès l'incipit, le ton est posé :
« Certains lundis de la toute fin novembre, ou du début de décembre, surtout lorsqu'on est célibataire, on a la sensation d'être dans le couloir de la mort ».
Et dès les premières pages, une intrigue forte se noue autour d'événements récents aussi mystérieux que terrifiants : des messages incompréhensibles accompagnant des vidéos dont l'une simule avec un réalisme saisissant la décapitation de l'actuel ministre de l'économie et des finances, Bruno Juge, inondent la Toile. La mise en place de l'intrigue, après quelques détours, nous mène au personnage principal et double de l'auteur, Paul Raison, ainsi qu'aux deux personnages qui jouent un rôle majeur dans son existence : sa femme Prudence, et Bruno Juge.
Bruno est l'unique ami de Paul et son supérieur hiérarchique direct. Loyal et fidèle, il répond toujours présent quand Paul a besoin de lui. Il est, pour quelques mois encore, ministre de l'économie et des finances au sein du gouvernement d'un Président qui achève son deuxième mandat. Nous sommes dans les toutes dernières semaines de l'année 2026, la bataille pour les présidentielles de 2027 va bientôt commencer…
Nous quittons provisoirement Bercy et l'Histoire en marche pour le Beaujolais. L'histoire intime et familiale fait brutalement irruption dans la vie de Paul, requis au chevet de son père. Celui-ci vient d'être victime d'un AVC, et c'est l'occasion pour l'auteur d'introduire l'une des thématiques majeures du livre, la trilogie : vieillesse, fin de vie, mort.
Si la vieillesse correspond indubitablement à une lente et inexorable déchéance ponctuée d'ennuis médicaux, elle peut, parfois, dans le cas assez rare où l'amour perdure au sein du couple « ne pas être tout à fait malheureuse. » La fin de vie est traitée du point de vue de diverses situations et de divers personnages et elle est tout sauf monolithique : certains, comme Edouard Raison, le père de Paul, même terriblement diminués, sont animés d'une volonté de vivre indestructible, tandis que d'autres, pourtant bien plus jeunes mais gravement malades, refusent des
interventions lourdes et invalidantes, diminuant ainsi leur chance de survie. Dans les deux cas, le devoir de la société et des proches est de savoir entendre leur désir et d'y répondre le mieux possible. Quant à la mort, si elle s'apparente presque à coup sûr au néant, il reste que sa perspective toute proche peut rendre à l'homme moderne ce qu'il a perdu : la connexion au monde qui l'entoure, la capacité à jouir de l'instant présent.
« L'immense forêt qui s'étendait devant eux n'était pas immobile, une brise légère faisait onduler les feuilles, et ce très léger mouvement était encore plus apaisant que ne l'aurait été une immobilité parfaite, la forêt semblait animée d'une respiration calme, (…) elle était la vie dans son essence, la vie paisible, ignorante des combats et des douleurs. Elle n'évoquait pas l'éternité, ce n'était pas la question, mais lorsqu'on se perdait dans sa contemplation la mort paraissait beaucoup moins importante. »
le bref premier séjour de Paul dans le Beaujolais où son père est hospitalisé fournit également à l'auteur l'occasion de nous présenter deux personnages magnifiques : sa soeur Cécile et Madeleine, la compagne d'Edouard Raison. Cécile et Madeleine incarnent chacune à leur manière un sentiment, la compassion, considérée par Houellebcq comme « source de toute morale ». Elle est, dans le roman, presque exclusivement endossée par les femmes. Certes, Paul Raison est lui-même traversé à au moins deux reprises par un sentiment analogue : « En pensant à la vie brisée de Madeleine, il fut envahi par un flot de compassion si violent qu'il dut se détourner pour s'empêcher de pleurer », ou encore : « Paul fut envahi par une vague de compassion affreuse, crucifiante, mêlée de culpabilité parce que lui non plus n'avait rien fait pour l'aider, il faillit s'effondrer mais il se reprit ». Seulement, contrairement à Cécile et à Madeleine, Paul ne sait que faire de la compassion, elle manque le submerger et il la chasse aussitôt. Cécile et Madeleine ne sont pas submergées, elles ne subissent pas la violence de leurs émotions, elles ont la capacité de transformer en actes leur compassion. Et si elles y parviennent si aisément, c'est parce que leur dévouement a un solide soubassement : l'amour. La foi et l'amour de Dieu pour Cécile, l'amour d'Edouard pour Madeleine, auquel elle voue une reconnaissance infinie.
L'amour est l'autre grand thème qui irrigue tout le roman. Il est essentiellement porté par les femmes, et il est la seule chose qui permet aux hommes d'échapper à l'absurdité de l'existence. Il est même, dans certains cas, la dernière chose qui les relie à la vie. À cet égard, alors que j'ai lu nombre de romans s'attachant à la description décourageante du délitement du couple, je ne me souviens pas en avoir lu qui, à l'instar de celui-ci, nous narrent la recomposition lente et délicate d'un couple défait. L'amour patiemment retissé entre deux personnages qui n'ont plus aucun rapport sexuel depuis dix ans, qui vivent au sein de leur appartement une forme de cohabitation vaguement belliqueuse est l'une des grandes surprises de ce livre. Ce miracle tient à un fil ténu, c'est ce qui le rend si émouvant et si beau, on pressent qu'il aurait tout aussi bien pu ne jamais avoir lieu, laissant à jamais les deux personnages à leur solitude écrasante. Mais il a lieu.
« Des moments ont lieu ou n'ont pas lieu, la vie des personnes s'en trouve modifiée et parfois détruite, et que peut‑on en dire ? Que peut‑on y faire ? de toute évidence, rien. »