Vous aimez les légendes ? En voici une… littéraire : la bataille d'Hernani (25 février 1830) n'a pas eu lieu ! En tous cas pas comme on nous l'a raconté : il y a eu certes quelques échauffourées mais si l'on en croit les journaux de l'époque, les témoignages de contemporains (acteurs, journalistes) et les chiffres donnés par le « Théâtre-Français », l'animation (réelle) était à peine plus sensible que celle qui présidait à toute première : la bronca qui fit tomber «
La nuit vénitienne » de
Musset le 1er décembre suivant était d'une autre nature. La « bataille » se dilua sur plusieurs semaines, principalement dans la presse, et sporadiquement sur le terrain.
Alors la légende ? Elle a été bâtie par les romantiques eux-mêmes, à partir de trois sources : « Mes Mémoires » (
Alexandre Dumas – 1852-1855), «
Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie » (
Adèle Hugo, derrière laquelle il faut voir sans doute la plume de son mari – 1863) et « L'Histoire du romantisme » (
Théophile Gautier – 1872).
A lire sur le sujet la lumineuse étude d'
Anne Ubersfeld : « le roman d'Hernani » (1985).
Ce préambule posé, passons à la pièce elle-même : il est vrai qu'elle était de nature délibérément polémique : sur le fond et dans la forme. le sujet est simple : Don Carlos (le roi de Castille) aime Doña Sol, promise à Don Ruy Gomez, et amante d'Hernani. Les relations complexes entre ces quatre personnages constituent le noeud de la pièce. Tenus par les codes de l'honneur, de la chevalerie et de l'hospitalité et en même temps par les ravages de la passion, ils vont se déchirer jusqu'au drame final.
Victor Hugo avait annoncé la couleur dans la préface de « Cromwell » : le romantisme doit amorcer une révolution formelle et esthétique, en rénovant et au besoin en brisant les règles du théâtre classique, en mélangeant les genres, et en appliquant les principes (idéaux) de la politique : universalité (mise à niveau des classes sociales), tolérance et liberté.
Dans « Hernani » la liberté se traduit sur le plan politique par la critique à peine déguisée du régime monarchique. Celui-ci, qui avait déjà censuré « Marion Delorme » l'année précédente, s'attirant les foudres de tous, y compris ses propres partisans (
Chateaubriand, par exemple), n'osa pas trop condamner le poète à de nouvelles sanctions, et se contenta de coupures mineures.
Sur le plan purement formel, c'est un feu d'artifice : les trois unités volent en éclat, et le texte (en vers) donne lieu à beaucoup d'audaces, de hardiesses qui ne peuvent que heurter les tenants d'un classicisme quelque peu révolu : les premiers vers (déclamés par Doña Josefa Duarte, la duègne de Doña Sol), imposent d'entrée le plus célèbre « rejet » du théâtre romantique :
« Serait-ce déjà lui ? C'est bien à l'escalier
Dérobé. Vite, ouvrons. Bonjour beau cavalier ! »
Victor Hugo voulait frapper un grand coup avec cette pièce, destinée à illustrer les théories théâtrales qu'il concevait et imposait (comme ses amis Dumas et
Vigny, et plus tard
Musset). Ce succès, pourtant, n'est pas le meilleur ni de l'auteur, ni du théâtre romantique : « Ruy Blas » est autrement représentatif de ce théâtre. Et les plus belles réussites sont à l'actif
De Musset (« Lorenzaccio ») et
Vigny (« Chatterton »).
Succès dramatique certain, mais dont l'effet provocateur et novateur a nui sans doute à la compréhension du drame lui-même, « Hernani » reste une pièce majeure de notre patrimoine théâtral, et constitue une des nombreuses marches qui mènent
Victor Hugo à la célébrité… et même au Panthéon de la littérature.