L'Homme qui rit est un conte cruel, pour reprendre le fameux titre d'un recueil de L'Isle-Adam, qui se déroule dans l'Angleterre du début du XVIIIe siècle. C'est d'abord une rencontre entre deux malheurs : Dea, jeune fille aveugle, les yeux gelés lorsque, bébé et accrochée au sein de sa mère décédée, elle fut découverte dans la neige par Gwynplaine, un garçon défiguré, pour une raison qu'il serait évidemment malvenue d'expliquer ici. Ce dernier est donc affublé d'un rire perpétuel, d'où le titre du roman. Les malheurs de ces deux-là sont heureusement tempérés par la sagesse de celui qui les recueille et les élève : Ursus, un saltimbanque plein de sagesse. Hélas, un saltimbanque ne peut pas tout…
Ce roman d'Hugo porte aussi, et surtout, en lui une conscience morale et politique, qui confronte le monde de la misère à celui de l'opulence, lequel trône avec un superbe mépris pour ceux d'en bas. Parmi cette caste des dominants, se déploie la splendide et vénéneuse duchesse Josiane, créature sans foi ni loi sinon la sienne, exact opposé de Dea.
Tout est d'ailleurs opposition dans cette oeuvre excessive d'Hugo, comme si les digues s'étaient rompues et que l'auteur ne pouvait plus contenir ce flot exacerbé de révolte qui l'assaille depuis tant d'années.
L'Homme qui rit, c'est l'antithèse des Misérables, dont le drame tendait vers la rédemption. Ici, tout n'est que cataclysme, avec une apothéose finale aussi tragique qu'injuste.
Le monde de
L'Homme qui rit ne vaut rien de bon, est-on tenté de penser en cédant au même désespoir que Gwynplaine, qui s'exprime en ces termes devant un aréopage de lords : « Ce que je viens faire ici ? Je viens être terrible. Je suis un monstre, dites-vous. Non, je suis le peuple. Je suis une exception ? Non, je suis tout le monde. L'exception, c'est vous. Vous êtes la chimère, et je suis la réalité. Je suis l'Homme. Je suis l'effrayant Homme qui Rit. Qui rit de quoi ? de vous. de lui. de tout. Qu'est-ce que son rire ? Votre crime, et son supplice. Ce crime, il vous le jette à la face ; ce supplice, il vous le crache au visage. Je ris, cela veut dire : Je pleure. »
Pourquoi cruel, comme je l'ai écrit plus haut ? Parce que ce roman nous donne et nous reprend sans nous laisser le moindre espoir. La pureté de Dea et l'humanité profonde de Gwynplaine ne sont pas de taille à lutter contre la soif du pouvoir, qui jonche le sol de ses victimes avec délectation. Et nous en connaissons bien d'autres des Dea et des Gwynplaine !
Le 22 mai 1868, Hugo écrivit ceci à propos de son livre: « Dans l'intention de l'auteur, ce livre est un drame. le Drame de l'Âme. D'une part ce monstre, la matière, la chair, la lange, l'écume, le dénuement, la faim, la soif, l'opulence, la puissance, la force, l'infirmité, la mutilation, l'esclavage, l'affront, la chaîne, le supplice, la souffrance, la jouissance, la pesanteur, la gravitation, l'évolution sociale et humaine ; de l'autre ce lutteur, l'Esprit. »
Tout est dit…