« Dans une destinée, quand l'inattendu commence, préparez-vous ceci : coup sur coup. »
Victor Hugo est un auteur que j'ai découvert et aimé adolescente, mais sa bibliographie est tellement longue que beaucoup de ses récits me sont inconnus. Après «
Les travailleurs de la mer », me voici donc à lire «
L'homme qui rit », un titre qui cache beaucoup d'ironie et de souffrance.
Tout comme Quasimodo dans «
Notre-Dame de Paris », l'auteur, dans «
L'homme qui rit », met en opposition l'aspect physique et la moralité, le héros de ce roman étant un homme généreux mais affreusement défiguré.
Un autre trait que l'on retrouve dans ses romans : son écriture poétique, plutôt emphatique mais tellement belle, décrit admirablement les paysages et les personnages, diffusant une ambiance sombre parfois chaotique, mystérieuse mais singulière.
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Dans ce récit,
Victor Hugo nous fait voyager dans l'Angleterre de la fin du XVIIe siècle, sous le règne de la reine
Anne Stuart.
L'histoire commence de manière poignante par une nuit d'hiver glaciale, dans une petite crique isolée de la baie de Portland. Des vagabonds, appelés « Comprachicos », abandonnent un petit garçon sur une plage déserte. Cet enfant nommé Gwynplaine, regarde le bateau s'éloigner sans émettre un seul cri de détresse.
Autrefois appréciés pour leur talent à mutiler et défigurer les enfants exhibés comme des monstres de foire, ces fugitifs devenus indésirables sont chassés du sol anglais.
Le petit garçon va errer, seul, pieds nus et affamé, dans la tempête de neige. Au détour d'une potence, Gwynplaine découvre un nourrisson à peine vivant, une petite fille aveugle et chétive serrant encore le sein de sa mère morte de froid alors qu'elle la nourrissait.
Plus tard, ils seront recueillis par un vieux vendeur ambulant un tantinet philosophe qui se fait appeler Ursus, et son fidèle loup, Homo.
« Une loquacité de charlatan, une maigreur de prophète, une irascibilité de mine chargée, tel était Ursus. »
« Homo n'était pas le premier loup venu. A son appétit de nèfles et de pommes, on l'eût pris pour un loup de prairie, à son pelage foncé, on l'eût pris pour un lycaon, et à son hurlement atténu en aboiement, on l'eût pris pour un culpeu; mais on n'a point encore assez observé la pupille du culpeu pour être sûr que ce n'est point un renard, et Homo était un vrai loup. »
C'est ainsi que nous faisons connaissance avec des personnages principaux que nous retrouvons par la suite, quinze ans plus tard, en 1705.
Gwynplaine a bien grandi, il est devenu un jeune homme doux et sensible, aussi beau intérieurement que repoussant extérieurement par son visage mutilé et défiguré qui lui laisse un rictus perpétuellement heureux.
« Qui était−il? Il ne le savait. Quand il se regardait, il voyait un inconnu. Mais cet inconnu était monstrueux. Gwynplaine vivait dans une sorte de décapitation, ayant un visage qui n'était pas lui. Ce visage était épouvantable, si épouvantable qu'il amusait. Il faisait tant peur qu'il faisait rire. Il était infernalement bouffon. C'était le naufrage de la figure humaine dans un mascaron bestial. »
La petite fille sauvée du froid, qui s'appelle désormais Dea, est d'une beauté rare et délicate. Elle est tombée amoureuse de Gwynplaine et de son visage éternellement souriant.
« Ils semblaient être nés chacun dans un compartiment du sépulcre; Gwynplaine dans l'horrible, Dea dans le noir. Leurs existences étaient faites avec des ténèbres d'espèce différente, prises dans les deux côtés formidables de la vie. Ces ténèbres, Dea les avait en elle et Gwynplaine les avait sur lui. »
Avec Ursus, ils forment une petite troupe de comédiens qui gagne sa vie dans des représentations théâtrales, au cours desquelles les spectateurs rient du visage grotesque de Gwynplaine.
Meurtri intérieurement par ce sourire gravé à jamais qu'il offre aux regards railleurs, Gwynplaine, surnommé «
l'homme qui rit », trouve l'amour dans le regard innocent et pur de Dea, dans la bonté un peu sauvage d'Ursus, dans la force tranquille et la fidélité d'Homo qui se moque bien de son apparence.
Mais qui est Gwynplaine ? D'où vient-il ? Comment s'est-il retrouvé entre les mains de ces bohémiens spécialisés dans le trafic d'enfants ?
« le malheur avait mis le doigt sur lui, le bonheur aussi. Deux destinées extrêmes composaient son sort étrange. »
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Victor Hugo a un talent indéniable pour dessiner avec minutie de magnifiques portraits, mes préférés étant ceux d'Ursus et d'Homo.
Il les peint avec grandeur et éclat, beauté et générosité, déployant une langue riche et profonde pour pénétrer les pensées et décrypter les profondeurs de l'âme humaine.
En ce qui concerne notre héros romantique Gwynplaine, l'auteur a adopté un style plus subtil, nous laissant voir un personnage simple et candide, mais torturé et plein de contrastes. Il se cherche et se questionne, et, sous la pression de la société et le regard des autres, souffre.
Dea est magnifiée, décrite par petites touches d'une grande délicatesse, dans des teintes nacrées et douces pour faire ressortir son innocence, sa pureté virginale.
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Lire
Victor Hugo n'est pas facile : il y a une sorte de grandiloquence et d'exubérance qui, à mon avis, dessert l'intrigue et les personnages en les diluant dans de nombreuses digressions.
Ainsi, mon intérêt a oscillé, ondulé, parfois bercée et enivrée par la poésie de l'auteur, d'autre fois engloutie sous de longues descriptions, développements ou analyses, intéressants au demeurant, mais trop détaillés et redondants.
Néanmoins, ces passages plus délicats à aborder valent la peine d'être franchis pour retrouver le fil du récit et la beauté de l'écriture, car n'est pas
Victor Hugo qui veut.
Sa plume, verbeuse et érudite, fougueuse et passionnée, éloquente et poétique, décrit, raconte, perce les pensées. Et même la souffrance, la pauvreté, la laideur, la médiocrité et la nuisance humaines, sont magnifiées par une écriture d'une extrême beauté.
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«
L'homme qui rit » de
Victor Hugo est un roman très intéressant car il éclaire et analyse la société de son époque.
Tout en explorant les thèmes de l'identité et du destin de l'homme, de l'amour et de la mort, il soutient des valeurs humanistes et aborde les droits de l'homme, la liberté, la justice sociale et les discriminations, la misère et l'exclusion sociale, offrant ainsi une critique subtile de la noblesse.
Ces thématiques trouvent une résonnance particulière encore aujourd'hui.
« … c'est de l'enfer des pauvres qu'est fait le paradis des riches. »
Le ton est souvent d'une ironie noire, mordante et sarcastique, laissant courir une impression d'obscurité et de noirceur autant que de grotesque qui perdure le livre refermé.
L'auteur a réussi à créer un bel effet de clair-obscur en abolissant les frontières entre la beauté et la laideur, l'amour et la haine, le bonheur et le malheur. Il resserre la gamme chromatique autour des contrastes entre ombre et lumière, être et apparence, amour et désir, bonheur et ambition, pauvreté et noblesse.
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Comme une proximité qu'il a créé durant ses années d'exil à Guernesey, l'océan est souvent présent dans l'oeuvre littéraire de
Victor Hugo comme miroir et métaphore des pensées et de la destinée humaines.
« Sous de certains souffles violents du dedans de l'âme, la pensée est un liquide. Elle entre en convulsions, elle se soulève, et il en sort quelque chose de semblable au rugissement sourd de la vague. Flux, reflux, secousses, tournoiements, hésitations du flot devant l'écueil … »
C'est dans la première partie du livre que l'auteur fait preuve de toute sa puissance lyrique pour traduire l'esprit de l'océan, le déferlement de ses vagues poussées par le vent, sa puissance titanesque, l'animant d'un visage inhospitalier et démesuré, implacable et destructeur.
La tragédie qui se joue au début du récit est celle qui m'a le plus plu.
« Les navires sont des mouches dans la toile d'araignée de la mer »
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Pour conclure, «
L'homme qui rit » est un roman complexe, une satire de la monarchie anglaise, une fable sombre et triste qui oppose l'histoire simple et touchante de deux âmes innocentes prises dans l'étau de l'hypocrisie et de la cruauté humaines.
Politiquement engagé,
Victor Hugo se fait tour à tour poète, conteur, dramaturge, historien, humaniste, transportant les lecteurs dans l'univers tragique, sans concession et sans espoir.
« Ainsi est fait le genre humain. Hostile, mais reptile. Dragon, mais ver. »
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Je remercie mes compagnons de lecture pour cette incursion dans l'oeuvre de
Victor Hugo. Que l'on adore ou que l'on soit plus réservé, tous ces regards croisés et ces échanges sont très enrichissants.
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