On raconte que Jésus (paix et bénédictions sur lui), au cours d'une de ses pérégrinations, traversa une montagne où se trouvait la cellule d'un moine. Il s'en approcha et trouva un dévot au dos recourbé et au corps amaigri. Le reclus avait atteint les limites ultimes de l’ascèse. Jésus le salua, étonné de voir les signes évidents de piété et de dévotion qu'il montrait. Jésus lui demanda :
- Depuis combien de temps es-tu dans cette cellule ?
- Depuis soixante-dix ans, répondit l’ascète, je demande à Dieu une chose qu'Il ne m'a pas encore accordée. Ô esprit de Dieu (rûh Allâh, l'un des qualificatifs de Jésus selon l'islam), si tu intercèdes en ma faveur, peut-être que ce que je désire me sera enfin accordé.
- Et quel est l'objet de ta requête ?
- Je lui ai demandé de me laisser gouter une quantité infime de ce qu'il y a de plus pur dans Son amour.
- Je vais prier pour toi en ce sens.
Ainsi Jésus pria-t-il pour cet homme, et Dieu dit à Jésus par voie de révélation : « J'ai accepté ton intercession et accordé ce que ta prière demandait. »
Jésus retourna au même endroit, quelques jours plus tard, pour voir ce qui était advenu du dévot. Il constata que la cellule avait disparu, et que la terre à cet endroit s'était ouverte, formant une grande crevasse. Jésus descendit dans la crevasse et parvint finalement au fond. Là il trouva l’ascète, dans une grotte sous la montagne, l’œil fixe et la bouche grande ouverte. Jésus le salua, mais il ne dit rien. Jésus était surpris de voir l'état de cet homme, quand il entendit une voix qui disait : « Ô Jésus ! Il Nous a demandé une quantité infime du plus pur de Notre amour. Mais sachant qu'il serait incapable de le supporter, Nous lui avons seulement donné la soixante-dixième partie d'un atome, et il en est resté hébété, ainsi que tu peux le voir. Imagine ce qui se serait passé si Nous lui avions donné plus ! » (pp. 39-40)
Les maîtres dans la voie spirituelle voient dans les menaces divines (wa’îd) autant de promesses (wa’d), et dans le châtiment divin ('adhâb) autant de douceur (‘udhb), car ils contemplent, dans les épreuves, Celui qui éprouve, et dans le châtiment, Celui qui châtie. A leurs yeux, ce qui existe est comme inexistant. Ils ont déclamé à ce sujet les vers suivants :
Ma maladie, dans l’amour, est mon bien-être.
Mon existence, dans la passion, est ma non-existence.
Un châtiment que Tu as voulu pour moi
est plus doux à mon goût que tout plaisir.
Par Dieu, je jure que pour nous,
il n’est aucune peine ni aucun chagrin dans Ton amour.
Certains ont été tellement submergés par la puissance de cette extase d’amour que leur bonheur a dépassé les limites : au point de rechercher la grâce dans le châtiment, alors que la plupart des amants cherchent à en être préservés. On dit que les vers suivants sont d’Abû Yazîd al-Bistâmî :
Je Te veux, mais pas comme une récompense,
Je Te veux comme châtiment.
J’ai obtenu de ce monde tout ce que je voulais,
sauf l’extase délicieuse de l’amour à travers le châtiment.
Quiconque est absorbé dans la contemplation s’installe dans une intimité croissante avec Dieu, et la peur disparaît de son champ de vision. La contemplation suppose l’intimité, aussi sûrement que la peur suppose la distance de la réserve. On raconte que Shiblî vit un jour des gens assemblés autour d’un jeune homme allongé au sol. Il reçut cent coups de fouet sans montrer le moindre signe de souffrance, sans appeler à l’aide, et sans prononcer un mot. Cette résistance était d’autant plus remarquable que l’homme était fin, maigre et faible. Un seul coup de fouet supplémentaire, cependant, et il se mit à appeler à l’aide, se tordant de douleur.
Surpris du comportement du jeune homme, Shiblî s’approcha et lui dit : « Eh, toi ! C’est étonnant que tu résistes avec autant de force avec un corps aussi chétif ! » Le jeune homme répondit : « Ô shaykh, c’est la volonté, non le corps, qui supporte les épreuves. » Le maître reprit : « Je t’ai vu recevoir sans broncher cent coups de fouet, mais tu n’as pu en supporter un de plus, et tu as perdu ton sang-froid. » Le jeune homme dit : « C’est vrai, mon frère. L’œil pour lequel j’ai été puni m’a regardé pendant les cent premiers coups. Je me réjouissais de ce qui m’arrivait, parce que j’étais totalement occupé à le contempler. Au dernier coup, cependant, je me suis retrouvé seul avec moi-même, et alors j’ai ressenti la souffrance. » (pp. 25-26)