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Critique de Fabinou7


François Jullien est philosophe mais surtout sémiologue, et si Roland Barthes a fondu pour la langue japonaise, dans l'Empire des signes, lui a choisi le chinois. Pour l'auteur, toute pensée, en ce compris la philosophie, est prisonnière du langage. Une langue apporte ses contraintes, ses limites, ses vues de l'esprit et ses biais. Pour sortir de cette impasse et réussir à penser autrement il convient de revenir au langage. Grâce à la langue chinoise, nous avons accès aux transformations silencieuses.

« La fin est dans le commencement et cependant on continue » faisait dire Beckett à l'un des personnages de Fin de Partie. La pensée et la langue européenne ont du mal à sortir du sujet, de la mécanique des évènements distincts, de la cascade des causalités. Aristote et Platon semblent désemparés, à court de langage, pour décrire le processus de la neige en train de fondre. Cette neige qui fond déjà alors qu'elle tombe à plein.

Pour la langue chinoise, influencée par le bouddhisme, il n'y a pas d'évolution ou de perfectibilité, tout est déjà simultané. Comme l'écrivain Hermann Hesse le fait dire à son Siddhartha « chaque péché porte déjà en soi la grâce, tous les petits enfants ont déjà le vieillard en eux, tous les nouveaux nés la mort, tous les mortels la vie éternelle. »

Panta Rhei. Ainsi, la pensée chinoise nous enjoint à sortir de l'identité, de la chose fixée, délimitée, figée dans son formole. Certains occidentaux pourtant ont eu cette intuition : « Peut-on dire : « Cela est, » quand tout passe ? » s'interrogeait le Werther de Goethe, comme Héraclite avant lui qui notait qu'on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière, en effet « tout coule » ! Ce n'est pas simplement que « l'existence précède l'essence » comme l'écrivit Sartre, mais l'essence (qu'elle soit celle de l'homme ou du cosmos) est en perpétuel changement, sous influence(s).

« On silent wings » chantait la bouddhiste Tina Turner. le système chinois ne voit pas l'évolution comme un séquençage mais comme un processus de modification-communication. L'auteur met en lumière la fadeur des transformations imperceptibles auxquelles un Prince ne prend pas garde et qui conduisent à la Révolution. le yin et le yang sont polarités, le déclin est déjà en germe dans l'essor et les amants qui s'accusent l'un l'autre ignorent la propension de la situation et la configuration qui les poussent à agir ainsi. Pour l'auteur ce sont les transformations silencieuses à l'oeuvre qui conduisent aux évènements tels que les révolutions ou les séparations.
A l'inverse des actions qui entrainent des réactions, les transformations sont silencieuses et n'ont pas d'ennemis, elles s'imprègnent sans bruit et font finalement ces révolutions, ces séparations et les changements psychologiques et physiologiques.

Jullien prend l'exemple de la naissance de la Troisième République, ainsi presque un siècle après la Révolution française, qui a entrainée des réac-tions contre elle, ce qui aurait pu faire penser que cette dernière était perdue. Mais à force de polarité, elle a commencé en germe, en propension, à transformer la société en souterrain et à l'amener vers la transition conjoncturelle de la Troisième République qui s'est imposée, presque par défaut, sans heurts, comme une évidence.

La pensée européenne est bien en peine de décrire ces processus qui échappent aux appellations, qui peut dire que, malgré la permanence des étiquettes, les luttes et les corpus idéologiques des partis politiques sont les mêmes qu'il y a un siècle ou que les deux amants, qui portent pourtant le même nom, n'ont pas changé, l'identité n'est jamais fixée dans un monde organique.

Jullien s'attaque ensuite au Temps qu'il accuse d'être l'incarnation de la limite des européens à penser les transformations. La pensée chinoise connaît la durée, mais ne connait pas le temps. Pour elle, le passé s'en va sans cesse et le présent s'en vient toujours, dans une dualité (alors que nous ajoutons le futur).

L'auteur invite à vivre « à propos », reprenant le mot de Montaigne pour qui le présent fait foi, en dissociant le Temps qui est la succession d'instants, citant le physicien Etienne Klein qui dit que « le facteur temps ne sonne jamais deux fois », de la Durée qui est un processus à l'intérieur de la structure de l'instant et qui décrit les phénomènes, par exemple la flèche du temps qui pose le principe d'irréversibilité.

le « Temps » n'est donc pas ce démiurge qui draine les forces des humains, cet ennemi invisible, agissant de l'extérieur comme les écrivains occidentaux de Pascal à Proust en passant par Baudelaire, le présente, mais il faut convenir, avec la langue et la pensée chinoise, qu'il n'y a que des processus individuels et intérieurs de transformation : le ver est dans la pomme ou comme l'écrivait Emil Cioran « le temps est rongé du dedans ; qui dit temps dit lésion ».

Quant à « l'Evènement », il n'est que le trait d'écume du mouvement d'une lame de fond sous-marine, ainsi que l'écrit Nietzsche, « ce sont les mots silencieux qui amènent la tempête ».

Plutôt que l'Action et l'Evènement qui créent l'illusion d'un Sujet tout puissant pouvant modifier par la disruption le cours des choses, politiques, sentimentales ou médicales (ne dit-on pas une « intervention » à l'inverse de la médecine chinoise qui observe les effets diffus dans la durée), Jullien invite à penser l'induction, à la directive, préférer le conseil, le petit mot, sans intrusion, comme le faisait Confucius avec ses disciples.

« Turn Around. » Ainsi (comme Bonnie Tyler…pardon) la pensée chinoise donne l'impression d'un monde clôt, où toute énergie est circulaire « modification » d'état mais pas de matière, simplement « communication », l'énergie reste. Si la monarchie a la révolution en germe, alors la révolution aussi à la monarchie en germe, y a-t-il encore un « sens de l'Historie » si tout est polarités ? le brigand a l'innocent en lui comme l'innocent a le brigand en lui, et cette neige fondue, porte déjà en elle les prochains flocons, alors qu'elle tombe à plein…ça donne le tournis, n'est-ce pas ?

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