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EAN : 9782246754213
197 pages
Grasset (18/03/2009)
3.86/5   28 notes
Résumé :
Grandir, vieillir; niais également l'indifférence qui se creuse, jour après jour, entre les anciens amants, sans même qu'ils s'en aperçoivent; comme aussi les Révolutions se renversant, sans crier gare, en privilèges: out bien encore le réchauffement de la planète: autant de modifications qui ne cessent de se produire ouvertement devant nous, mais si continûment et de façon globale, de sorte qu'on ne les perçoit pas. Mais on en constate soudain le résultat - qui nou... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
François Jullien est philosophe mais surtout sémiologue, et si Roland Barthes a fondu pour la langue japonaise, dans l'Empire des signes, lui a choisi le chinois. Pour l'auteur, toute pensée, en ce compris la philosophie, est prisonnière du langage. Une langue apporte ses contraintes, ses limites, ses vues de l'esprit et ses biais. Pour sortir de cette impasse et réussir à penser autrement il convient de revenir au langage. Grâce à la langue chinoise, nous avons accès aux transformations silencieuses.

« La fin est dans le commencement et cependant on continue » faisait dire Beckett à l'un des personnages de Fin de Partie. La pensée et la langue européenne ont du mal à sortir du sujet, de la mécanique des évènements distincts, de la cascade des causalités. Aristote et Platon semblent désemparés, à court de langage, pour décrire le processus de la neige en train de fondre. Cette neige qui fond déjà alors qu'elle tombe à plein.

Pour la langue chinoise, influencée par le bouddhisme, il n'y a pas d'évolution ou de perfectibilité, tout est déjà simultané. Comme l'écrivain Hermann Hesse le fait dire à son Siddhartha « chaque péché porte déjà en soi la grâce, tous les petits enfants ont déjà le vieillard en eux, tous les nouveaux nés la mort, tous les mortels la vie éternelle. »

Panta Rhei. Ainsi, la pensée chinoise nous enjoint à sortir de l'identité, de la chose fixée, délimitée, figée dans son formole. Certains occidentaux pourtant ont eu cette intuition : « Peut-on dire : « Cela est, » quand tout passe ? » s'interrogeait le Werther de Goethe, comme Héraclite avant lui qui notait qu'on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière, en effet « tout coule » ! Ce n'est pas simplement que « l'existence précède l'essence » comme l'écrivit Sartre, mais l'essence (qu'elle soit celle de l'homme ou du cosmos) est en perpétuel changement, sous influence(s).

« On silent wings » chantait la bouddhiste Tina Turner. le système chinois ne voit pas l'évolution comme un séquençage mais comme un processus de modification-communication. L'auteur met en lumière la fadeur des transformations imperceptibles auxquelles un Prince ne prend pas garde et qui conduisent à la Révolution. le yin et le yang sont polarités, le déclin est déjà en germe dans l'essor et les amants qui s'accusent l'un l'autre ignorent la propension de la situation et la configuration qui les poussent à agir ainsi. Pour l'auteur ce sont les transformations silencieuses à l'oeuvre qui conduisent aux évènements tels que les révolutions ou les séparations.
A l'inverse des actions qui entrainent des réactions, les transformations sont silencieuses et n'ont pas d'ennemis, elles s'imprègnent sans bruit et font finalement ces révolutions, ces séparations et les changements psychologiques et physiologiques.

Jullien prend l'exemple de la naissance de la Troisième République, ainsi presque un siècle après la Révolution française, qui a entrainée des réac-tions contre elle, ce qui aurait pu faire penser que cette dernière était perdue. Mais à force de polarité, elle a commencé en germe, en propension, à transformer la société en souterrain et à l'amener vers la transition conjoncturelle de la Troisième République qui s'est imposée, presque par défaut, sans heurts, comme une évidence.

La pensée européenne est bien en peine de décrire ces processus qui échappent aux appellations, qui peut dire que, malgré la permanence des étiquettes, les luttes et les corpus idéologiques des partis politiques sont les mêmes qu'il y a un siècle ou que les deux amants, qui portent pourtant le même nom, n'ont pas changé, l'identité n'est jamais fixée dans un monde organique.

Jullien s'attaque ensuite au Temps qu'il accuse d'être l'incarnation de la limite des européens à penser les transformations. La pensée chinoise connaît la durée, mais ne connait pas le temps. Pour elle, le passé s'en va sans cesse et le présent s'en vient toujours, dans une dualité (alors que nous ajoutons le futur).

L'auteur invite à vivre « à propos », reprenant le mot de Montaigne pour qui le présent fait foi, en dissociant le Temps qui est la succession d'instants, citant le physicien Etienne Klein qui dit que « le facteur temps ne sonne jamais deux fois », de la Durée qui est un processus à l'intérieur de la structure de l'instant et qui décrit les phénomènes, par exemple la flèche du temps qui pose le principe d'irréversibilité.

le « Temps » n'est donc pas ce démiurge qui draine les forces des humains, cet ennemi invisible, agissant de l'extérieur comme les écrivains occidentaux de Pascal à Proust en passant par Baudelaire, le présente, mais il faut convenir, avec la langue et la pensée chinoise, qu'il n'y a que des processus individuels et intérieurs de transformation : le ver est dans la pomme ou comme l'écrivait Emil Cioran « le temps est rongé du dedans ; qui dit temps dit lésion ».

Quant à « l'Evènement », il n'est que le trait d'écume du mouvement d'une lame de fond sous-marine, ainsi que l'écrit Nietzsche, « ce sont les mots silencieux qui amènent la tempête ».

Plutôt que l'Action et l'Evènement qui créent l'illusion d'un Sujet tout puissant pouvant modifier par la disruption le cours des choses, politiques, sentimentales ou médicales (ne dit-on pas une « intervention » à l'inverse de la médecine chinoise qui observe les effets diffus dans la durée), Jullien invite à penser l'induction, à la directive, préférer le conseil, le petit mot, sans intrusion, comme le faisait Confucius avec ses disciples.

« Turn Around. » Ainsi (comme Bonnie Tyler…pardon) la pensée chinoise donne l'impression d'un monde clôt, où toute énergie est circulaire « modification » d'état mais pas de matière, simplement « communication », l'énergie reste. Si la monarchie a la révolution en germe, alors la révolution aussi à la monarchie en germe, y a-t-il encore un « sens de l'Historie » si tout est polarités ? le brigand a l'innocent en lui comme l'innocent a le brigand en lui, et cette neige fondue, porte déjà en elle les prochains flocons, alors qu'elle tombe à plein…ça donne le tournis, n'est-ce pas ?

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Dans cet essai, François Jullien considère « les transformations silencieuses » comme les éléments d'un changement que nous ne savons pas percevoir. Cette transformation s'opère « sans crier gare ». Elle est indépendante de nous, alors que c'est en nous qu'elle fait son chemin. Il montre combien « les transformations silencieuses » constituent ce que la pensée occidentale a le plus de mal à saisir, alors que la culture chinoise leur accorde, au contraire, une attention soutenue. En effet, la pensée chinoise valorise la transformation. Elle est globale, progressive et dans la durée. Il n'y a qu'un continuum dans la transformation duquel est inséré l'humain et qu'il influence du seul fait de ses propres transformations non volontaires. Alors que pour la pensée occidentale, la transformation est marquée par le passage d'un état bien défini à un autre : du jeune au vieux par exemple. Pour la pensée chinoise, la transformation est plutôt une transition qui « modifie tout en continuant, qui ferme mais qui ouvre ». Prendre en considération les transformations silencieuses fait voir autrement le même paysage : ce qui émerge sous forme d'un « événement » - unique, radical et brusque - ne serait finalement que le résultat d'une longue et lente accumulation de transitions infimes.

L'une des hypothèses du livre est que la culture chinoise n'a jamais thématisé « le temps » comme notion générale et unique. Cette grande abstraction serait-elle, sur le versant occidental, la contrepartie de l'incapacité à rendre compte des transformations silencieuses ? le temps est pour l'Occident une fiction de continuité, qui préside in fine à tous les changements. Ainsi depuis Aristote, Platon et le Christianisme, s'enseigne en Occident une représentation ordonnée du monde ayant une « origine » et une « fin ». Aux commandes, le « sujet-homme » agit au nom de grands idéaux, de buts déterminés et lointains. Fondé sur l'abstraction, ce mode de pensée nous éloigne de ce qui nous est proche et où nous sommes impliqués. Alors que dans les textes chinois anciens, il n'y a ni début ni fin, mais une « fin-début ». de plus, l'appréhension chinoise du monde reste très pragmatique. L'esprit du sage chinois ne domine pas le monde dont il est un composant. Tout se régénère sans cesse selon l'équilibre bipolaire du Yin et du Yang.

Ainsi, dans cet essai François Jullien, philosophe et sinologue, met en évidence d'autres différences dans la façon dont les deux pensées, chinoise et occidentale, considèrent les grands thèmes philosophiques. L'auteur nous incite donc à cette réflexion nouvelle, puisque l'exploration de la pensée chinoise est conçue comme une sorte de détour par une « pensée du dehors », radicalement « autre », qui permet de mettre en relief notre propre mode de pensée. le but est d'ouvrir notre regard et d'élargir notre intelligibilité du monde. François Jullien nous invite à plus de vigilance et d'anticipation : en pratiquant la prise de recul, on peut déceler dans une situation apparemment positive une tendance négative, l'infléchir à temps et induire l'évolution de la situation vers le résultat attendu. Seul bémol à cet essai : le manque de schématisation claire de certains modèles évoqués. Cependant, l'ouvrage constitue un apport majeur pour qui veut mieux comprendre pourquoi et comment notre monde change et aussi comment tenter d'influer sur ce changement.


Lien : http://critizen.over-blog.co..
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Une remise en question argumentée de la vision occidentale/européenne du concept de la transformation et du temps à partir de la culture chinoise que François Jullien connaît particulièrement bien. L'auteur nous prend par la main pour nous exposer ses pensées, et se répète souvent de différentes manières et avec de nombreux exemples pour assurer la compréhension des lecteurs.
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Un texte exigent, mais un fond fascinant qui dessine les contours d'un continent d'idées à découvrir.
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Citations et extraits (6) Voir plus Ajouter une citation
Un événement, en effet, n’est pas n’importe quel instant, mais fait saillie et se détache par rapport à ce renouvellement continu d’où naît la durée. En lui attribuant un être propre, non seulement isolable mais autoconsistant (”c’est un événement!…), c’est-à-dire en lui reconnaissant la capacité de “se” produire, comme s’il détenait en lui une initiative ou du moins sa propre individualité, on lui fait introduire une faille dans la continuité du changement ; ainsi que refouler dans l’ombre, devenant secondaires ou dépendants, tous les moments adjacents. Non seulement il est exceptionnel, mais il suscite aussi, dans son irruption, un bouleversement reconfigurant par son incidence tous les possibles investis. Qu’on le dise “survenir” sous-entend toujours quelque part une effraction qui le fait déborder – excéder – le moment présent : “Il semble, écrit Proust dans La prisonnière, que tous les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers.” C’est pourquoi, aussi attendu ou justifié après coup que soit l’événement, aussi explicable qu’il devienne par son contexte, l’événement contient un inassimilable, ou fait signe vers un dehors, qui transcendent toute explication simplement causale et appellent le secours d’une interprétation : tant demeurerait encore fascinante en lui l’énigme de son origine. Son apparition est à “déchiffrer”, aiment à dire les phénoménologues ne renonçant jamais complètement au langage de l’épiphanie.

Or j’en viens à douter : un tel événement existe-t-il effectivement, c’est-à-dire autrement que sur le mode d’une représentation fictive et mythologique ? Ou ne serait-il pas que l’affleurement visible, tel un trait d’écume, de transformations demeurant invisibles comme le mouvement enfoui, de fond, d’une lame d’eau ? Il est vrai que c’est de l’événement dont on parle, et même on ne parle que de lui ; ou, dit à l’envers et valant déjà définition : dès qu’on en parle, cela “fait événement”. Mais, s’il
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Changeons de scène - cela se répète encore; et même nous voyons que ce concert de transformation silencieuse en vient à miner la fonction du Sujet jusqu’au sein de ce qui semblerait d'abord son apanage: dans l'ordre, qu'on croirait lui revenir en propre, et former son dernier retranchement, du sentiment et du psychologique. Elle et lui "ne s'aiment plus". Ce qu'ils n'auraient auparavant pas même pu imaginer leur est pourtant bel et bien arrivé: ils n'ont rien de mieux à faire désormais que de se quitter. Or, sous l'éclat de la rupture, n'est-ce pas là encore une transformation silencieuse qui n'a cessé de travailler? Car peuvent-ils oublier ces premiers silences, ces premiers évitements, ou même seulement les premiers frôlements non amoureux qui ont produit, au fil des jours, sans qu'ils aient songé à s'y arrêter, cette érosion affective semblable à l’érosion géologique qui a fait s'ébouler soudain tout un pan de la falaise sur leur rivage? Mais, comme c'est "tout" qui peu à peu s'est modifié entre eux et que rien n'y échappe, que tous ces infléchissements sont allés de pair jusqu'à l'inversion - à la fois des intonations, des regards, des gestes d'impatience - comme dans une symphonie bien ordonnée, rien ne s'en est distingué et l'évolution, ambiante, leur est demeurée invisible comme une atmosphère. Puis un jour, et même à propos d'un rien, trait purement anecdotique, ils se sont soudain rendu compte que leur relation est morte: que leur connivence s'est muée en indifférence, ou même en intolérance, et que, en dépit de l'effort qu'ils font encore pour se cacher cette évidence, ils n'ont plus d'avenir commun devant eux.
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D’où vient que ce qui se produit inlassablement sous nos yeux, et qui est le plus effectif, est patent, certes, mais ne se voit pas ?
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Somme toute, ces quelques cheveux blancs de plus ne sont qu'un indice accidentel, un peu plus saillant, de la "transformation silencieuse" qu'on ne voit pas s'opérer.
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On ne voit pas le blé mûrir, mais on constate le résultat : quand il est mûr et qu'il faut le couper.
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