A dix ans on n'a pas d'ennemi. Mais lorsqu'on est juif dans l'Allemagne des années trente, on apprend très vite à travers la violence des autres enfants, le regard haineux des adultes, les paroles voilées des parents, à perdre l'insouciance propre à l'enfance ; on découvre le chagrin et la solitude de celui qui est progressivement mis au ban de la société.
C'est le cas de notre narrateur anonyme. Il livre ici un récit intime dans lequel il regarde le garçon qu'il a été et qui a grandi avec la montée en puissance du nazisme et l'avènement au pouvoir d'Hitler, ou plutôt de B, cf. « Mon ennemi – je l'appellerai B – est entré dans ma vie, je m'en souviens, il y a environ vingt ans. A ce moment-là, je n'avais qu'une vague idée de ce que voulait dire être l'ennemi de quelqu'un, encore moins de ce que signifiait avoir un ennemi. »
Oui pendant longtemps, l'ennemi était invisible, ce n'était qu'un étranger qui inquiétait les parents puis il a modifié le comportement, la langue et les gestes des autres enfants. Sous l'effet des vexations et humiliations toujours plus nombreuses et douloureuses pour celui qui jusqu'ici ignorait sa confession religieuse, cet ennemi est devenu une obsession au point de conduire le narrateur à construire une relation personnelle avec B. A défaut de le connaître, il s'est façonné un personnage, « «nous étions liés l'un à l'autre par les liens d'une inimitié dans la vie et la mort ». Il était son adversaire, il lui appartenait de comprendre ses motivations, de trouver une explication rationnelle à la haine qu'il subissait … allant jusqu'à nourrir l'illusion de délivrer B de son délire. Candeur de la jeunesse certes, mais sur le chemin sinueux de la compréhension des évènements, un jour peut-être prendra-t-il conscience qu'il a été la proie de son propre aveuglement et de ses égarements …
Ce pourrait être un énième roman nourrissant la littérature abondante sur l'Allemagne nazie et l'antisémitisme, pourtant Mort de l'adversaire n'a rien de commun avec ce qui a été écrit jusqu'à présent. Réflexion continue, volonté de garder une distance comme pour anesthésier la réalité, jeu d'ombres et de lumières, ce récit est une immersion radicale dans l'ostracisme à contre-courant des témoignages de victimes. A partir de métaphores, on écoute la voix d'un garçon puis d'un jeune adulte qui découvre la souffrance, celle de ses parents, la peur, la haine, la fascination que peut exercer un homme sur la foule…
Fruit de l'effort constant du narrateur de ne pas se laisser porter par le chaos, porté par la force calme de son incompréhension et de sa colère, La mort de l'adversaire n'a pas moins le pouvoir de saisir les variations de la tragédie qui se joue. Au contraire, ce roman démontre que l'intelligence – basée sur les observations d'un enfant et l'analyse qui en est faite - facilite l'accès à la souffrance morale. Les fragments de vie racontés par le narrateur exercent l'étrange pouvoir de capter avec force et émotion les tremblements de terre intimes et douloureux.
En excluant toute référence aux évènements historiques et toute identification des personnages et des lieux, l'auteur revisite avec force un passé émouvant et révoltant. Il parvient à insuffler cette puissance qui se diffuse en-deçà des soubassements du texte…
…Peut-être parce que ce roman est en partie autobiographique,
Hans Keilson ayant fui l'Allemagne pour les Pays-Bas où il s'est consacré en tant que pédopsychiatre au traitement des traumatismes chez l'enfant.
Roman remarquable qui confère au dramatique le visage délicat et mutique de la jeunesse.