Black Badge, tome 1

Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il comprend les épisodes 1 à 4, initialement parus en 2018, écrits par Matt Kindt, dessinés et encrés par Tyler Jenkins, avec une mise en couleurs réalisée par Hilary Jenkins. Chaque numéro dispose d'une couverture réalisée par Kindt, et d'une autre réalisée par Jenkins, ainsi que d'une troisième réalisée successivement par Jeff Lemire (épisode 1), John Paul Leon (épisode 1), Greg Smallwood (épisode 2), Trevor Hairsine (épisode 3), Raúl Allén (épisode 4). Il se termine avec 5 pages de recherches graphiques réalisés par Matt Kindt, la réalisation du dessin pleine page (épisode 1 page 24) sur 2 pages, et le questionnaire de recrutement chez les scouts sur 2 pages. Matt Kindt & Tyler Jenkins avaient déjà réalisé ensemble la série Grass Kings.

À Séoul en Corée du Sud, un adolescent dans un voyage organisé se moque de 4 scouts s'apprêtant à monter à bord d'un canoë : Kenny, Cliff, Mitz et Willy. L'animateur recommande au groupe de 4 de ne pas trop s'éloigner. le jeune moqueur leur demande quel badge ils espèrent gagner en descendant la rivière en canoë. En réalité, ils s'éloignent loin, en pagayant toute la journée et finissent par accoster sur la rive et continuer leur voyage à pied. À la nuit tombante, ils installent leur tente, quasi assurés d'être passés en Corée du Nord. Ces 4 scouts sont en mission pour repérer un certain bâtiment et le marquer. le soir, sous la tente, Willy, le petit nouveau dans le groupe, raconte comment il a gagné le dernier badge de mérite qui lui manquait : celui de plongée sous-marine. L'ayant obtenu, il a eu la surprise d'être recruté par maître Gottschalk qui lui a annoncé qu'il lui manquait encore l'ultime badge : le badge noir. Après avoir accompli cette mission, le petit groupe de 4 scouts rentrent vers leur pays, en prenant le train pour traverser la Sibérie en Russie. Kenny leur indique qu'il leur donnera l'objectif de la mission un peu plus tard, mais qu'ils doivent séparer les 2 derniers wagons du train. Un groupe de 4 scouts canadiens et leur chien pénètre dans leur wagon avant qu'ils n'aient pu le faire.

À l'issue de leur mission en Sibérie, ils sont reçus par maître Gottschalk qui leur indique qu'au vu de son déroulement, ils sont assignés à un stage d'entraînement et de reconditionnement à Camp Wayward. Parmi leurs mises à niveau, figurent la mise en place furtive d'explosifs, la réalisation d'outils improvisés pour poignarder, la chimie toxique avec des produits d'entretien, l'élimination de carcasses animales, la surveillance sur les réseaux sociaux, les techniques de suppression quasi fatale, l'effroi, et les déguisements improvisés. Après un saut en parachute nocturne en Afghanistan, Mitz finit par raconter à Willy comment Jimmy a disparu. C'était lors d'une mission au Népal. Au matin, Jimmy n'était plus dans la tente et il y avait un petit drapeau rouge à l'extérieur, la marque d'un enlèvement perpétré par un individu surnommé Main de Crochet (Hook Hand). Les scouts au badge noir n'ont jamais revu Jimmy par la suite. Leur contact les retrouve dans la grotte où ils ont établi leur camp. Leur objectif est d'aider leur contact à sortir d'Afghanistan en regagnant le Pakistan à Peshawar, où ils doivent se rendre à l'ambassade.

L'éditeur Boom Studios publie différents types de comics, souvent tout public, et parfois destinés à un jeune public. En découvrant ce nouveau titre réalisé par Kindt & Jenkins, le lecteur comprend qu'il met en scène des scouts et présuppose qu'il s'adresse plutôt à un jeune public, même si les dessins n'ont pas cette apparence ronde et enfantine et que la couverture évoque des morts violentes au travers des badges sur les écharpes du personnage, et de son saignement de nez. Dès les pages de présentation, le lecteur retrouve la belle facture des recueils de Boom, ainsi que l'important investissement de Matt Kindt dans ses créations. Chaque épisode comporte une page d'ouverture avec un texte censuré par un feutre noir, et ne laissant plus apparaître d'une demi-douzaine de mots évoquant des composantes de l'épisode, mettant l'eau à la bouche du lecteur. Chaque épisode comporte un dessin de Matt Kindt présentant des concepts : les armes cachées dans l'uniforme classique du scout, comment improviser un garrot pour étrangler une cible, une partie du serment de la cérémonie du badge noir, et pour finir 24 badges récompensant des talents létaux, sans oublier le questionnaire à choix multiples pour le recrutement dans les badges noirs. Ces pages ne se réduisent pas juste à des bonus faciles, mais participent à enrichir le concept du badge noir.

Du coup, même s'il n'est pas bien sûr d'appartenir au public visé, le lecteur adulte se dit qu'il peut toujours admirer l'inventivité de Matt Kindt et le soin qu'il apporte à ses créations. La première mission s'apparente à une aventure, mais pas du Club des 5 ou du Clan des 7 (Enid Blyton). En effet les 4 scouts disposent d'un recul sur ce qu'ils sont : le mépris des autres adolescents, le fait qu'ils soient utilisés parce que personne ne soupçonnerait des enfants, et même la nature de leur mission puisqu'une personne est vraisemblablement morte comme conséquence de leur succès. Cette fibre plus adulte est confirmée dans le deuxième épisode, avec à nouveau des morts suite à leurs actions, ainsi que dans le troisième épisode. du coup, le lecteur envisage d'une manière plus premier degré ces gadgets mortels camouflés dans l'attirail des scouts, ainsi que le titre de leurs badges et l'entraînement qu'ils ont suivi pour les mériter. La narration visuelle ne se complaît pas dans le gore ou la violence explicite, mais la nature du récit comprend un fond cynique sur la réalité de ces opérations, et même sur une histoire d'enlèvement de scouts. Il ne s'agit pas d'un cynisme lorgnant vers le nihilisme ou la maltraitance de ces adolescents, plus d'un pragmatisme réaliste. Les adultes se servent des adolescents : ils leur ont enseigné des compétences létales et c'est pour qu'ils s'en servent le cas échéant. Ce qui n'empêche pas que dans le même temps, Kindt joue sur des valeurs de l'enfance, comme les missions secrètes ou la récompense sous la forme de badge / médaille. Il joue également avec le lecteur avec des références discrètes en passant, à Mind MGMT ou à Grass Kings.

La narration visuelle est en phase avec l'approche du scénario. La mise en couleurs met en oeuvre des teintes un peu sombres, ou délavées, voire ternies, à l'opposé d'une colorisation pimpante et pétante pour la jeunesse. Hillary Jenkins habille les formes détourées à l'encre, pour les nourrir à la peinture, leur donnant un peu plus relief et de texture. Régulièrement, elle est amenée à remplir un fond de case vide, généralement avec un léger dégradé évoquant les teintes utilisées pour le décor dans les cases précédents, afin de gréer une continuité chromatique, soit avec une teinte choisie arbitrairement quand le dessinateur a décidé de se focaliser uniquement sur les personnages, sans rien derrière, le temps d'une page ou plus, ce qui constitue un choix très déconcertant pour le lecteur. Tyler Jenkins a adopté la philosophie graphique de Matt Kindt, c'est-à-dire que ce qui importe avant tout est de rendre compte de l'allure générale de l'élément représenté (personnage ou décor), sans viser l'exactitude photographique, ou l'impression émotionnelle. Par exemple, lors de la présentation des 4 scouts, le lecteur peut voir leurs différences morphologiques, le fait que leur pantalon ne soit pas du même modèle, ainsi que quelques détails spécifiques comme le barda accroché à leur sac à dos, les badges de Cliff, la sangle en bandoulière de Mitz ou la casquette de Willy. Il peut voir qu'ils portent tous une chemise ou tee-shirt de forme différente, mais pas reproduite avec exactitude d'une page à l'autre.

Tyler Jenkins réalise des dessins aussi lâches pour les environnements. de scène en scène, le lecteur peut observer le joli pont en arche au-dessus de la rivière, les pédalos avec leur parasol rose, l'implantation clairsemée des arbres, le dessus des banquettes dans le wagon de train, le vague grillage servant de clôture autour des bâtiments de la prison, l'implantation des bâtiments de Camp Wayward, et les bâtiments de Peshawar. Il peut donc se projeter dans chaque lieu, mais sur la base d'une impression générale, plus que d'une description détaillée. L'artiste arrive ainsi à montrer les lieux, le positionnement des personnages et leur progression en fonction des caractéristiques, avec des dessins un peu plus détaillés que des esquisses, et qui ne versent jamais dans l'impressionnisme. le lecteur éprouve les mêmes sensations avec le langage corporel des personnages, qui reste très fonctionnel, ou encore leurs expressions de visage peu nuancées. La lecture est agréable et facile, sans être spectaculaire ou remarquable par les compositions ou les angles de vue.

Venu avec un a priori de découvrir une histoire de scout un peu améliorée, le lecteur suit des personnages au profil psychologique sommaire, mais sympathiques et débrouillards, motivés par la conviction d'accomplir des missions dangereuses et utiles pour la paix, même si elles aboutissent souvent à la mort d'individus. La narration visuelle dégage une réelle personnalité, entre le choix des couleurs et les formes faciles à lire, sans présenter de qualités mémorables. 4 étoiles pour une équipe de scouts efficaces, intelligents, et embringués dans des missions dont ils ont conscience qu'elles les dépassent.