«C'est nous le chien de l'Amérique », c'est ce qu'on dit à Demon Copperhead, adolescent, en cours de roman. Pas le genre chienchien à sa mémère, plutôt le clebs décharné par la faim qu'on roue de coups de pied et qui encaisse, jusqu'à ne plus pouvoir.
Tout un monde tient dans ce petit bout de phrase. le passé, le présent et l'hypothétique avenir. Les douleurs, les rabaissements, la survie du quotidien. La manière dont on voit les gens des Appalaches.
Prix Pulitzer, ça en jette. Ou ça peut faire peur. Pourtant, le roman de
Barbara Kingsolver est tout sauf clinquant, et encore moins effarouchant. Ce livre est une putain de leçon de vie, pardonnez-moi l'expression.
Cette histoire est dense et pesante, 600 pages lourdes de sens qui vont vous faire vivre aux côtés de Demon Copperhead. Evidemment un surnom, tout le monde en possède un dans ce coin des USA. Ou pour être plus exact, dans la tête du bonhomme, dans ses pensées les plus intimes, ses doutes, ses colères, ses souffrances, ses (quelques) joies.
Le récit est écrit à la première personne et en langage parlé, celui d'un gars sortant à peine de l'adolescence, peu instruit. le style étonne et demande un temps d'adaptation pour se caler à son mode de pensée, à son phrasé. Une fois bien collé à lui, on a du mal à le sortir de notre propre tête.
J'aime beaucoup étudier l'incipit d'un livre. C'est souvent banal, mais parfois tellement signifiant. Rarement quelques phrases n'auront ainsi aussi bien enfermé l'âme même de l'histoire et de son personnage principal, et résumé avec force l'horreur de la condition et la rage de vivre d'une personne.
« Déjà, je me suis mis au monde tout seul. Ils étaient trois ou quatre à assister à l'événement, et ils m'ont toujours accordé une chose : c'est moi qui ai dû me taper le plus dur, vu que ma mère était, disons, hors du coup ».
Une mère toxico, évanouie, et un bébé qui sort seul, voulant naître coûte que coûte. Les premières scènes du livre sont d'une puissance incroyable. Et ce ne sont que les premières d'une longue série de passages marquants.
Qu'aurait pensé bébé Damon « Demon » si on lui avait raconté sa vie future, la longue litanie d'épreuves qu'il devra surmonter ? Heureusement qu'on ne sait pas à l'avance ce qui nous attend… Surtout que le jeune Damon va vivre mille vies en moins de deux décennies, accumuler les expériences douloureuses au quotidien.
Le roman est noir, dur, terrible, hommage appuyé et assumé à
David Copperfield de
Charles Dickens. Une accumulation d'histoires personnelles, qui vont pourtant faire sens.
On regarde le monde à travers des yeux d'enfants, à qui on a volé cette enfance. Un narrateur omniscient qui partage ses moments de vie et ses malheurs. N'attendez-pas de folles tribulations et un souffle romanesque échevelé. Non, c'est la vie sans fard, d'un jeune homme qui a tiré la mauvaise carte à la naissance et qui ensuite accumule les mauvaises mains.
En cours de lecture, on pourrait parfois se dire que
Barbara Kingsolver tire sur l'ambulance et qu'un tel lot d'infortunes est trop. Mais non, non, Demon Copperhead est l'image même d'une partie de l'Amérique.
D'autant plus que l'acharnement de Demon à survivre, à ne pas se laisser couler par les malheurs, force vite le respect. Pourtant, lui se voit bien négativement, se juge durement. Alors qu'il a de l'or dans les mains, un talent de dessinateur inné.
Dans toute cette noirceur, l'autrice fait émerger des bribes d'espoir, des stries de lumière. En grande partie parce que Demon est un chic type. Qui commet des erreurs et des mauvais choix, mais qui a vraiment bon fond malgré son environnement, et ce qu'il traverse. Des mauvaises rencontres, il va en faire des tonnes. Mais quelques belles personnes du quotidien vont jouer un rôle majeur dans son existence.
Damon va crever la dalle, être malmené, exploité, abandonné, terrifié. Et pourtant, il se bat, parfois même sans le vouloir, c'est sa nature.
Le livre est l'occasion de dessiner une peinture d'une certaine Amérique, celle des campagnes, celle de la misère. Dans les années 90 et 2000 alors que les opioïdes, oxycodone en tête, font des ravages. Un scandale d'Etat que l'écrivaine raconte sans artifice.
C'est l'Amérique des Rednecks qu'elle réhabilite ici, eux qui sont toujours si moqués et décriés dans les oeuvres de fiction. Loin des caricatures, leurs vies difficiles sont ici racontées avec justesse et naturel. Tout comme cette entraide qu'on ne rencontre plus dans les grandes villes.
Ce livre, certes difficile, irradie pourtant d'une profonde humanité, par la grâce d'une puissance narrative et d'une force émotionnelle rare. Une lecture qui demande un réel investissement et du temps, pas le genre à se lire à la va-vite, qui se mérite. Qui au final récompense le lecteur au centuple.
On m'appelle Demon Copperhead est une expérience de lecture déchirante mais si humainement enrichissante. Un livre rare, dans lequel
Barbara Kingsolver se voue corps et âme à son personnage principal. le genre de roman dont la rémanence perdure longtemps après la dernière page.
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