En digne héritier de David Copperfield, mais avec les Appalaches en toile de fond.
Je dois concéder que j'ai eu du mal avec un certain nombre de Prix Pulitzer, mais là j'ai vite compris que celui-ci avait ce petit quelque chose qui fait qu'on admirera le livre autant que l'autrice. 2023 est un bon cru Pulitzer. Dans le fond ce pourrait être un conte, mais dans la forme c'est un excellent roman picaresque.
Le personnage principal est sculpté, presque affûté.
Barbara Kingsolver l'a travaillé au corps et ceci dans tous les sens du terme. Demon Copperhead a une naissance aussi compliquée que celle de David Copperfield et il démarre son enfance dans un contexte parental tout aussi défavorable.
Dès sa venue sur terre, Demon doit se démerder et se frayer un chemin, sans aucune âme ni aucune main tendue pour le sortir de l'utérus de sa très jeune mère toxico ; « comme un petit boxeur tout bleu »... le père n'en parlons même pas puisqu'il n'est déjà plus là. Pas grave il parlera pour trois, il s'emmêlera les pinceaux pour quatre, mais il agira pour dix.
L'amitié avec Matt Peggot, dit Maggot, - lui aussi fils d'une mère en taule et petit-fils de celle qui l'a sauvé à sa naissance - puis l'amour avec Dori, vont remplir sa vie, colmater les fissures de ses origines et lui permettre de vivre une vraie vie, une vie authentique, celle d'un enfant qui va se forger par lui-même.
L'écriture que l'autrice choisit est au plus près du cerveau de Demon. Les dialogues, comme les réflexions que se fait le narrateur, sont retranscrits avec ce « parlé » de la couche sociale qu'a connu Demon. Il parle comme il pense. Il pense comme son éducation le lui a permis. Parfois cela déroute mais on comprend vite que c'est volontaire afin que l'immersion soit totale.
Le lieu : les Copperheads, ce qui signifie « les vipères cuivrées ».
Le comté
De Lee, dans les Appalaches, campe un magistral décor de fond que
Barbara Kingsolver a su divinement exploiter. On dit parfois que le lieu et l'environnement peuvent être un personnage ; ici c'est le cas. On navigue entre « les montagnes avec leurs sommets explosés », « les rivières qui coulent noires », et bien d'autres descriptions du coin.
L'histoire : elle débute par la naissance de Demon dans un mobil-home et va très vite être suivie d'une petite enfance ballotée dans des familles d'accueil. Demon arrivera, tant bien que mal, jusqu'à cette adolescence qui le fera sortir de l'ombre.
« Otage gluant couleur de poisson, récoltant la poussière sur le carrelage en vinyle, à pousser et me tortiller comme un ver parce que je suis encore à l'intérieur de la poche où flottent les bébés: la vie avant la vraie vie. » « Tout le monde vous le dira, les enfants de ce monde sont marqués dès la sortie, tu gagnes ou tu perds. »
Oui, il est intelligent et il a des dons : le football et le dessin. Et d'ailleurs, les gens des collines aussi ont droit à leur chance. Ce n'est pas parce que la forêt, le charbon ou le tabac ne sont plus des entreprises fructueuses que ces « dégénérés de culs-terreux » doivent dépérir. Ok ! Ils ont des tares telles que l'alcool, la folie, les blessures de guerre, mais tout n'est pas si mauvais en eux que les américains des villes le prétendent.
On s'entraide entre voisins, on se serre les coudes pour traverser les drames et les périodes de disette. On est blanc et fier de l'être. le voisinage est un personnage à part entière.
« Nous les gens de la campagne, on est nulle part. C'est un drôle d'état, être invisible. Tu peux en arriver au point où t'as besoin de faire le plus de bruit possible pour te sentir encore en vie. »
Il connaitra la drogue et tous les pièges que comportent les paradis artificiels. Les opioïdes vont régulièrement l'amener au bord du précipice. Il va passer son temps, ses années, à ne pas tomber, à se relever grâce à l'amitié dans un premier temps, puis l'amour. Oui, il y a droit lui aussi, et ce droit il se le prend ; le bonheur sera aussi pour lui.
600 pages qui emportent le lecteur. Jamais il ne se perd, toujours il fait corps avec le style et le dépaysement.
Citations :
« Le plus extraordinaire, c'est que tu peux commencer ta vie avec rien, la finir avec rien, et perdre tant de choses entre-temps. »
« On ne connaît jamais la taille de la blessure que les gens ont dans le coeur, ni ce à quoi ça peut les mener, quand l'occasion se présente. »
« Mais avec le temps, j'ai fini par n'avoir plus qu'une seule chose en tête, pour ce qui est de l'enfance. Dire à tous ceux qui ont la chance d'en avoir une : prends-la, cette merveilleuse enfance, et cours. Cache-toi. Aime-la de toutes tes forces. Parce qu'elle va te quitter pour plus jamais revenir. »
« Quand ton paternel prend la porte avant que tu fasses ton entrée, y a de fortes chances pour que tu passes une bien trop grande partie de ta vie à scruter ce grand trou noir. »
« Où commence la route vers la perdition ? C'est pour comprendre qu'on pose tout ça sur le papier, en tout cas c'est ce qu'on m'a dit. Mettre le doigt sur un choix que tu as fait. Ou qu'on a fait à ta place. Par exemple, les brutes qui ont gâté en toi le lait et le miel de la tendresse humaine, ou ceux qui les ont précédés et ont gâté les leurs. »
« Ce que je voulais plus que tout au monde c'était grandir. Dur à expliquer, vu que question enfance, je m'étais fait avoir sur toute la ligne. C'est quoi l'insouciance ? Si j'avais connu ça à un moment donné, je m'en souvenais pas. Mais j'étais toujours pas un adulte pour autant. »