« Chasing Homer » (A la Poursuite d'Homère) est le nouveau livre de Lászlo Krasznahorkai, traduit en anglais de « Mindig Homérosznak » par John Batki, son traducteur habituel (2021, New Directions, 96 p). On se doute qu'il va être question d'un homme qui fuit, à travers l'Europe actuelle, en la traversant vers le sud, pour échapper à des gens à ses trousses. le tout étant de garder une longueur d'avance sur une mort certaine.
En fait, ce n'est pas un roman ordinaire, même si les autres romans de Lászlo Krasznahorkai sont tout autant extraordinaires. Tout d'abord, le texte est accompagné d'illustrations. Ce n'est pas nouveau, mais celles-ci sont de Max Neumann dont on a déjà pu admirer la beauté dans « Animalinside » (Állatvanbent), nouvelles, (2010, Sylph Ed., London, 42 p) dont une dizaine de dessins sur une demi page, 2 en pleine page et un sur page double. Une page est même composée de trois feuillets (texte et dessin). Une autre oeuvre « The Bill » (Palma Vecchio-nak, Velencébe) est un poème en prose, (2010, Sylph Ed., London, 32 p) avec 12 images en couleurs de dames blondes essentiellement de la Renaissance italienne, surtout de Palma Vecchio (1480-1528). Ce peintre, (aussi connu sous le nom de Jacopo Negretti), élève du Titien, peint tout d'abord des vierges et scènes religieuses.
C'était avant « The Manhattan Project » toujours issu de la même maison d'édition (2017 Sylph Ed., London, 96 p), mais avec 40 photos en demi tons de Ornan Rotem, dans lequel l'auteur part à la recherche de Herman Melville. Sa quête part de Manhattan, où il découvre l'architecte Lebbeus Woods lors d'une visite à l'exposition du Moma PS1 à laquelle il est convié par hasard. Puis Nantucket, l'ancien port baleinier où il se met dans les pas de Melville. Mais Ismael n'est plus là. Il ne reste que le phare, Eddystone Lighthouse, et « des bouts de bois de Nantucket qui sont considérés comme des morceaux de la vraie croix à Rome ». Il suit Melville à nouveau à New York, à la New York Public Library (NYPL), avant de le retrouver sur l'East River puis à Londres et Berlin.
Entre temps il croise les pas de Malcolm Lowry dans le New York's Bellevue Hospital, là où Lowry a été hospitalisé pour désintoxication, faits qu'il décrit dans « Lunar Caustic » traduit par Clarisse Francillon (1977, Maurice Nadeau, 216 p). Dans ce livre, il y a une scène de rêve assez fantastique dans laquelle un bateau qui transporte toute une ménagerie est pris dans une tempête. A Berlin, au bar du Zwiebelfisch, son ami lui raconte l'anecdote de l'arrivée de Malcolm Lowry à New York, sur la jetée de l'East River, portant une énorme valise avec grande facilité. le douanier l'interroge sur le contenu, lequel consiste en une seule chaussure de rugby et d'une édition de poche en lambeaux de Moby-Dick. Et László Krasznahorkai de conclure « Eh bien, je réfléchis, j'ai maintenant trois ivrognes de génie, chacun ayant sa propre route à Manhattan : Woods, Melville, Lowry. / Mon Dieu, je suis sur la bonne voie ».
Pour en revenir à « Chasing Homer », il y a bien des illustrations de Max Neumann, une pour chacun des 19 chapitres. Dix-neuf, ne serait-ce pas le nombre des chapitres consacrés à Ulysse dans l'Odyssée ? Ces peintures abstraites sont souvent remplies de figures sombres ou de visages rugueux et incolores. Elles sont tour à tour menaçantes ou d'un autre monde, peut-être représentatives des poursuivants nébuleux du narrateur. Mais en plus, il y a, à chaque fois, un QR code imprimé dans le livre qui renvoie sur une musique à base de percussions du batteur de jazz hongrois Miklós Szilveszter, avec une partition pour chaque chapitre également. La liste des sites est donnée en fin d'ouvrage sous la forme d'un lien fonction du numéro du chapitre https://www.ndbooks.com/chasing-homer/01/
Ces improvisations reflètent les mouvements intentionnellement variés et « mauvais » du narrateur alors qu'il fuit les tueurs qui peuvent ou non le poursuivre. Les battements rapides et irréguliers de la batterie amplifient la tension du vol du narrateur. Paradoxalement, le fait d'introduire des images et du son diminue le texte. Déjà réduit aux 96 pages du livre, il faut soustraire ces espaces, certes novateurs, mais qui laisse à peine une soixantaine de pages au texte en lui-même. Et c'est au long de ces soixante pages, en presque vingt intervalles ou chapitres, que le narrateur fuit, soit trois pages par chapitre.
Un homme sans nom fuit pour échapper à des gens à ses trousses, il fuit à travers l'Europe actuelle, la traversant vers le sud, depuis un temps presque infini, « ou du moins depuis des années, des mois, des semaines maintenant ». Il est poursuivi par des tueurs, c'est évident, « déterminés à traquer leur proie insaisissable qui fuit, inexorablement ». le narrateur fuit vers le sud, poursuivi par ses tueurs. « Il y a des meurtriers sur ma trace, pas des cygnes, c'est sûr, pas des cygnes, je n'ai pas idée pourquoi j'ai dit cygnes - et non moutons, ou tourterelles, ou un essaim de libellules, c'est ce qui est sorti, c'est pourquoi je maintiens de dire meurtriers et non cygnes ». Et comme souvent les phases de Krasznahorkai ne sont pas courtes, ni simples. Celle qui est présentée comme un « Résumé » s'étend sur 2 pages.
Ils se dirigent vers le sud le long de la côte adriatique vers une île croate certainement, plus probablement vers l'île de Mljet, où Calypso a retenu Ulysse en captivité. C'est donc une fuite vers un lieu où il sera, d'une certaine façon, prisonnier. Prisonnier d'une île, prisonnier de lui-même. Mais, on l'a compris, c'est la référence à Homère qui importe, référence à la fuite d'Ulysse.
Les voila tout d'abord à Dubrovnik, où le protagoniste reste plusieurs jours, où il embarque, désembarque et traine parmi les autres flâneurs, mais « cela ne colle pas, à Dubrovnik, aussi je dis non à Dubrovnik, refusant Dubrovnik, et une fois de plus, je cherche un bateau, non pas parce que un séjour sur l'eau parait plus sûr que de d'errer sur terre, mais, comme toujours jusqu'à maintenant, juste parce que, juste parce que les choses se présentent, tout comme je suis une paire de pieds, une paire de pieds dans de petites chaussures rouges ». et ce sera l'ile de Korčula, « pas foncièrement hospitalière, comme si tous ceux qui ont vécu ici trop longtemps, ce qui a peut-être à voir avec la Bora, ce diable de vent froid, qui est sans doute invoquée trop souvent dans ces régions, comme si la Bora, avec sa mauvaise réputation les avait maudit et affligé d'un tel tempérament morose ». Résultat, « juste après minuit la Bora arrive, et à l'aube il est transi jusqu'à la moelle », ce qui le pousse à se réfugier dans un bar. Il est toujours sur l'ile de Korčula, une des plus méridionale des iles de Croatie, sur la côte Dalmate.
Suivent 8 pages où en une longue phrase, le parcours et la traque du personnage vont complètement changer. Il reste une trentaine de pages.
Il faut à l'auteur préciser le lieu et les personnages. Ce sera par l'intermédiaire d'un couple de touristes japonais déjà passablement âgés, d'une tenancière de bar, « jeune fille mince et blonde » et un vieux guide. Ce dernier leur promet « quelque chose qui vaut vraiment le coup de voir, une merveille préservée de la nature ». Non pas que cela fasse partie de son programme de visites, il faut bien qu'il vive et occupe son temps à l'arrivée du bac et des touristes. Et le voilà qui cite Homère. Bon c'est dans la traduction anglaise de l'Invocation de l'Odyssée « Tell of the storm-tossed man, O Muse, who wandered long after he sacked the sacred citadel of Troy » (C'est l'Homme aux mille tours, Oh Muse, qu'il me faut dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte) comme il est écrit dans la traduction de la Pléiade. A vrai dire je préfère la traduction anglaise. « Regardez ici maintenant, c'est Homère, ce n'est pas moi qui parle, mais Homère lui-même, comprenez-vous ce que je dis ? ». Terminée la poésie de l'aède, c'est le guide qui parle maintenant. Et il sort son grand jeu, tout y passe, Zeus, Calypso qui accueille Ulysse, qui refuse, vante l'ile, inhabitée.
Inhabitée l'ile ? « le droit à l'hospitalité est terminé, le tourisme est mort ! ». Ces touristes sont d'ailleurs des « troupeaux afflués pour voir les sites d'un lieu donné, ou dans un train, ou à bord d'un navire, ou faisant la queue pour de la nourriture…» écrit autre part Lászlo Krasznahorkai. Mais ce sont encore des touristes dans « Chasing Homer ». Touristes poursuivant Ulysse, lequel est entre les bras de Calypso, en attendant qu'Eole veuille bien libérer le vent, « vent mauvais / Qui m'emporte / Deçà, delà, / Pareil à la / Feuille morte » rajoute le poète. Mais il est poète et il a tous les droits. Quant au personnage poursuivi, il se sent libre et léger d'un seul coup. « Mes pieds sont maintenant si légers que je sens comme si je n'étais pas en train de marcher […] mes pieds sont si légers, et ma marche continue comme avant ». Il avance parmi les pins d'Alep, les Ragusa Centaurea et les euphorbes, à droite et à gauche. Finalement il arrive à la grotte, où des plongeurs batifolent dans l'eau. Et la scène se termine sur un rat.
Dans les livres plus récents de Lászlo Krasznahorkai, les touristes ont eux aussi disparu. On découvre alors les migrants dans « Herscht 07769 », le dernier titre paru, traduit en allemand par Heike Flemmming (2021, Fischer S., 416 p). Bien qu'il y soit beaucoup question de Johann Sebastian Bach, les groupes néo-nazis de l'AfD y sont présents dans une petite ville imaginaire appelée Kana, mais dont le nom et le code postal (07769) sont proche de ceux de Kahla, petite vile de Saale-Holzland-Kreis, anciennement en RDA, célèbre pour sa porcelaine, mais point fort de l'AfD dans ce Land de Thuringe. le terme même de « Herscht » est très proche de « Herrscht » verbe qui signifie « il règne ».
Dans ce roman, le protagoniste de Krasznahorkai est Florian Herscht, un travailleur quelque peu simple d'esprit mais avec un bon coeur. Son patron autoritaire et fasciste l'a sorti d'un établissement de soins et pris sous son aile. Il passe son temps à nettoyer et effacer les graffitis. Par ailleurs le patron idolâtre Johann Sebastian Bach et essaie de convaincre Herscht de se joindre à ses idées politiques. Pendant ce temps, Herscht suit des cours publics sur la théorie quantique donnés par un physicien local. Mais, incapable d'intégrer et d'interpréter ce qu'il entend, il y voit plutôt une théorie catastrophique. Il essaye alors de contacter Angela Merkel afin de l'avertir de l'apocalypse qui approche. Son adresse de retour sur ses lettres est simplement le titre du roman « Herscht 07769 », son nom suivi d'un code postal.
Le lien, pas du tout évident entre les néo-nazis et Johann Sebastian Bach, renvoie à une exposition qui a eu un certain retentissement à Eisenach, en Thuringe, ville natale du compositeur. Exposition intitulée « Luther, Bach et les Juifs ». On sait que Luther a écrit, en plus de ses 95 propositions, un ouvrage en 1543 intitulé « Des Juifs et de leurs Mensonges » traduit par Pierre Savy (2015, Honoré Champion, 216 p). Livre peu important du point de vue doctrinal, mais permettant à certains de rattacher le nazisme et l'antisémitisme contemporains aux origines de l'Allemagne moderne. Ces positions tardives de Luther, qui exige la destruction des synagogues et l'expulsion des juifs, sont en grande partie dues à des peurs apocalyptiques qui trahissent la grande anxiété du Réformateur à la fin de sa vie, comme cela est interprété de nos jours par Thomas Kaufmann dans « Les Juifs de Luther » (2017, Labor et Fides, 240 p). Plus récemment, cet antagonisme est ressorti en prenant comme exemple la politique de la RDA et son rapport à la religion, en particulier à travers la musique religieuse. C'est ainsi que Christfried Brödel, directeur de l'école de musique religieuse de Dresde, et à ce titre, a acquis une position de leader dans la musique d'église à l'époque de la RDA. Il a en particulier étudié les relations entre la religion et la politique du pays après la dernière guerre. En résulte, toujours de Christfried Brödel un ouvrage « Das Kreuz mit Hammer, Zirkel, Ährenkranz » (2019, Evangelische Verlagsansta, 204 p) qui peut se traduire par « La croix avec le marteau, le compas et la couronne de seigle ». Ces trois derniers objets étaient ceux qui ornaient le drapeau officiel de la RDA. Ils identifient les trois raisons pour ce mariage inhabituel de la carpe et du lapin.
Au long d'une dizaine de chapitres, l'auteur introduit tut d'abord la situation en RDA, avec une église nationale protestante préexistante qui se transforme très tôt en église minoritaire, vis-à-vis des catholiques, malgré l'apparente laïcité de l'Etat. Dans ce contexte l'art peut avoir un grand impact dans la société, l'idée étant de « vouloir introduire une grande partie de la population à la culture ». Pour ce faire, la musique d'église n'était pas négligeable, non seulement politiquement mais aussi artistiquement. Malheureusement cette demande a été très vite transformée en une tentative de rééduquer la population pour devenir un peuple socialiste. Suivent des exemples de conférences sur la musique à Berlin, ayant pour but de changer le sens et l'interprétation des oeuvres de Bach en RDA. Il faut dire que les jeunes qui ne se soumettaient pas à la norme de l'État consistant à recevoir une éducation rencontraient nombre de difficultés. D'où leur seule solution qui était d'adopter une éducation théologique avec une qualification purement ecclésiastique comme seul moyen d'étude. Suivent des anecdotes personnelles de Christfried Brödel dans sa profession de chantre. Ce poste, qui n'était employé qu'en tant que musicien, ne se rencontrait que dans des églises sélectionnées. Un chapitre intéressant compare les situations du « Leipziger Thomanerchor », protestant qui existait depuis longtemps, avec divers choeurs nouvellement fondés. En particulier les situations sont comparées, mais pas comparables entre le « Leipziger Thomanerchor », protestant le « Dresdner Kapellknaben », catholique. C'est sans nul doute, un éclairage important de la situation et des causes de l'évolution politique de cette partie de l'Allemagne.
Au terme de « Chasing Homer », on se pose la question de sa place et de sa signification dans l'oeuvre de Lászlo Krasznahorkai. Il a tout d'abord écrit des romans et des nouvelles. Romans qui commencent avec « le Tango de Satan » (2000, Gallimard, 288 p), suivi par « La Mélancolie de la Résistance » (2006, Gallimard, 400 p), puis « Guerre & Guerre » (2013, Cambourakis, 280 p) et pour finir « le Retour du Baron Wenckheim » pas encore traduit en français de (Báró Wenckheim hazatér), mais disponible en anglais traduit par Ottilie Mulzet sous le titre de « Baron Wenckheim's Homecoming » (2019, New Directions Publishing Corporation, 576 p). Ce qu'il qualifie de tétralogie. « Je l'ai dit mille fois que j'ai toujours voulu écrire un seul livre. Je n'étais pas satisfait du premier, et c'est pourquoi j'ai écrit le second. Je n'étais pas satisfait du deuxième, alors j'ai écrit le troisième, et ainsi de suite. Maintenant, avec Baron, je peux clore cette histoire. Avec ce roman, je peux prouver que je n'ai vraiment écrit qu'un seul livre dans ma vie ». On a chaque fois affaire à un personnage en butte à des obsessions, qui fuit devant elles et se réfugie dans une sorte de paranoïa. Il passe ensuite aux livres illustrés. Dans « Chasing Homer », on a toujours un personnage qui fuit. Qui fuit qui, qui poursuit qui ? Homère, pourquoi ? Pourquoi est-il poursuivi, et par qui ? Et pourquoi aller jusque dans l'île de Mljet sur la côte croate. Sûrement pas pour aller voir le Monastère Sainte-Marie (Crvka Sv. Marije), qui date du XIIeme siècle.
Au fond, il existe plusieurs façons de lire ce livre, tout comme les autres livres de Lászlo Krasznahorkai. La première, la plus simple et immédiate, est de suivre l'histoire. Mais très vite, le lecteur est perdu. Un résumé, et les chapitres suivants, qui tiennent tous en une phrase, sur 2-4 pages. Et cela n'est rien. Dans « Baron Wenckheim's Homecoming », il y a 12 chapitres et près de 550 pages, ce qui fait des phrases de 45 à 50 pages chacune. Je ne dis pas que l'on s'y perd, mais de toute évidence, cela est antagoniste avec des romans actifs, policiers ou non, dans lesquels les phrases sont réduites à un sujet, verbe et complément. « La marquise sortit à cinq heures », « Appelez-moi Ismaël ». Donc, a priori, ce n'est pas l'intention de l'auteur de raconter une histoire, fût-elle celle de la poursuite entre le protagoniste et ses « meurtriers » quoique cela pourrait être des « cygnes ». Là encore, on est loin du « Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède » de Selma Lagerlöf (2009, Glénat, 48 p). Reste une troisième hypothèse, celle de l'ambiance que crée la poursuite, seule idée fixe du protagoniste devant une menace que lui seul est capable d'appréhender. Ce n'est pas très différent de l'annonce du retour de Irimias et Petrina dans leur village de Fatuki comme cela introduit « Tango de Satan ». le tout est annoncé par une volée de cloches. « Un matin, à la fin du mois d'octobre, peu avant que les premières gouttes des longues et impitoyables pluies d'automne commencent à tomber sur le sol craquelé, à l'ouest de l'exploitation (et qu'une mer de boue putride rende les chemins vicinaux impraticables et la ville inaccessible jusqu'aux premières gelées), Futaki fut réveillé par le son des cloches ». Sauf que cela fait longtemps qu'il
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