“Danser était apprendre à dissocier. Pieds poignards est poignets rubans. Puissance et langueur. Sourire en dépit d'une douleur persistante, sourire en dépit de la nausée, un effet secondaire des anti-inflammatoires.”
Au cours de Madame Nicole, Cléo apprend à plier son corps aux exigences de la danse. Elle découvre aussi que la grâce se mesure à l'aune du port altier des petites filles bourgeoises qui l'entourent, et qu'elle-même en est dépourvue, parole de professeure de classique. C'est devant la télé que sa vie bascule: Champs-Elysées,
Drucker, des paillettes et des pirouettes. Elle débute le modern-jazz, et s'approprie un monde d'efforts, de joies et de contraintes loin de son quotidien morne à Fontenay. Un jour, une dame très élégante l'aborde à la fin du cours. Elle a flairé le potentiel de Cléo et veut la présenter à une bourse d'excellence. Follement éprise de cette ange gardien, Cléo se pare des chaînes que lui ajuste Cathy, jusqu'à devenir un maillon du réseau prédateur que la femme sert.
Derrière le fait divers, il est surtout question de rapports de domination. Salle de danse, patinoire, collège, les lieux les plus communs en sont d'emblée saturés. Vient la Fondation Galatée, qui cible les adolescentes issues de milieux populaires et les étourdit à coup de marques luxueuses et d'avenir brillant, équilibre savant entre appâts matériels et promesse d'exister. Puis Cléo traverse le temps, bute sur d'autres violences. de rencontres en révoltes, elle se libère du silence. Pour énoncer, tout d'abord, les faits passés. Pour raconter ensuite la fascination exercée par une femme au rôle ambigu. Enfin sortir du renoncement à soi.
Dans le langage, dans la construction du récit, le poids des mots partout rougeoie. Jusqu'aux temps plus récents, où l'appropriation collective du récit commence par une question: “Est-ce que ça, c'est meetoo ?”. Cet avènement de la parole se dessine doucement à travers le parcours de Cléo et la variation des points de vue.
Lola Lafon marque par la délicatesse et l'efficacité de son écriture, qui déploie un texte riche de symboles, tout en donnant corps à des personnages crédibles, intrigants, souvent ambivalents, et laisse percer au travers de cette description sombre des rapports humains la possibilité, sinon d'effacer l'historique, de décider que soit autre. C'est un livre qui se lit très vite et qui très vite se réouvre, tant certaines phrases vous rappellent, tant certains détails reviennent vous frapper.