C’est le ronronnement du moteur qui me réveille, je suppose. Ou la peur…
La voiture s’approche lentement, tous phares éteints. Un superbe coupé. Grand luxe. Noir, luisant. Allemand, je dirais. La rue est déserte à cette heure de la nuit. La voiture s’immobilise devant l’immeuble de brique, sans un bruit. Pas ce genre de voiture, d’habitude. Et elles s’arrêtent rarement si près de la porte d’entrée. Plus haut dans la rue. Ou dans une autre rue. Et les types viennent à pied, épaules rentrées, rasant les murs…
Je glisse la main dans la poche de mon manteau et j’empaume ma petite machine. Clic… C’est devenu une manie chez moi…
Le chauffeur descend et fait le tour de la voiture, après avoir inspecté les environs d’un coup d’œil circulaire. L’autre portière s’ouvre. Un deuxième type sort. Il se retourne et abaisse le dossier de son siège. Il agrippe d’une façon assez brutale quelqu’un qui se trouve à l’arrière. Une femme apparaît. Sa tête, en tout cas. C’est tout ce que je peux voir, depuis ma cachette. Ensuite, les deux hommes l’attrapent chacun par un bras et l’entraînent sur le trottoir.
Ils se dirigent vers la porte toute proche. La fille semble à peine tenir debout. Elle est soûle, peut-être. Ou droguée. Jupe courte et moulante, haut sans manches léger. Vraiment léger… Cheveux noirs taillés à la diable. Elle est jeune. Très jeune. Davantage que les autres, en tout cas.
Elle tient un objet serré contre sa poitrine. Un peu petit pour être un sac à main. Elle trébuche. Ou renâcle. Elle ralentit ses deux anges gardiens. Ça les énerve.
Le deuxième homme lui flanque un coup violent dans l’aine. La fille se plie en deux en étouffant un cri de douleur. Le conducteur de la voiture lui plaque aussitôt une main sur le visage et l’autre l’attrape par les cheveux. Il la fait se redresser violemment, puis il la pousse vers la porte. Celle-ci s’ouvre très vite. Sans grincer, comme d’habitude. Ils disparaissent tous les trois à l’intérieur.
Je reste un long moment immobile. Je ne sais pas quoi faire. Ce ne sont pas mes affaires, après tout. Le chauffeur, je ne l’ai jamais vu. L’autre homme, oui, je connais son visage. Un brun, pas très grand mais râblé. Sale gueule. Ça ne veut rien dire, bien sûr…
Le bonhomme n’a pas l’air de savoir où il en est. Il tient les pans de son manteau refermés sur son ventre comme s’il avait froid. Hé hé, peut-être qu’il est vraiment gelé… J’ai l’impression qu’à tout moment il va s’affaler sur le bord de la piste. Je hâte le pas. Pas envie qu’il me vomisse dessus…
Mais on dirait qu’il m’en veut, le vieux sale! Il m’a aperçue, lui aussi, et il se dirige vers moi de son pas incertain, comme s’il avait l’intention de me barrer le passage. Je n’aime pas ça. J’accélère encore.
J’ai quand même eu un moment d’amertume, après toute cette splendeur. Je ne suis jamais allée en Chine, et ce que j’en sais ne me donne pas très envie de le faire. Qu’un gouvernement dépense une fortune en pétards multicolores, même superbes, alors que son peuple n’a pas le droit à la parole, ça me gêne.
La peur peut être un allié redoutable ou un ennemi implacable, tout dépend de celui qui la dompte.
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Laurent Chabin lit un extrait de Le canal de la peur