«
L'Ecole de Topeka » est le troisième roman de l'américain
Ben Lerner, traduit par par
Jakuta Alikavazovic (2022,
Christian Bourgois, 416 p.).
Où l'on retrouve la famille Gordon, celle du fils Adam, parti en bourse d'études Fullbright à Madrid, et protagoniste principal de «
Au Départ d'Atocha » (2011) également traduit par
Jakuta Alikavazovic. (2014,
Editions De l'Olivier, 205 p.), la famille Gordon a quitté New York pour Topeka, dans le Kansas. le père Jonathan travaille dans une prestigieuse clinique psychiatrique « La Fondation » où il s'occupe d'adolescents en difficulté. La mère Jane, est également psychologue, écrivain, auteur féministe, déjà célèbre, quoique aussi vivement critiquée. Un fils, Adam, celui qui partira à Madrid, est encore au collège où il rêve de devenir poète. Il est devenu champion de débats oratoires.
Ben Lerner narre avec humour les hauts et les bas de la famille Gordon, avec les coups de canifs dans le contrat de mariage des époux. Et surtout, les problèmes d'élever un enfant lorsque l'on travaille en pédopsychiatrie. Avec en parallèle, l'évolution du jeune Darren Eberheart. Un jeune inadapté social qui accumule les expulsions, suite à des brimades et qui réagit par la violence. En toile de fond, les dégâts des réseaux sociaux, le discours machiste et ségrégationniste de « l'homme blanc en colère », dans un Kansas animé sous l'influence de la droite américaine
Le Kansas est un état qui a abolit le décret de l'abolition de l'esclave de 1854. Les élections de 1855 furent l'objet d'un conflit violent, connu sous le nom de « Bleeding Kansas » (Kansas sanglant). Depuis, les colons anti-esclavagistes se sont organisés en tant que parti politique de l'État libre, devenu depuis le Parti Républicain du Kansas, un sous-groupe du « Great Old Party » (GOP) Républicain, l'Eléphant Rouge. L'état es sous influence républicaine déclinante de Bush (62 %) à Trump (57 %). le gouverneur est passé Démocrate en 2022 (49.5 %), avec 3 sénateurs sur 4 Républicains. C'était l'un des états clés des dernières élections.
Le roman contient une bonne partie d'éléments autobiographiques. On peut parler d'autofiction. le jeune
Ben Lerner y a grandi, il y a remporté un championnat national de débat oratoire au collège. Comme la mère d'Adam, la mère de Lerner,
Harriet Goldhor-Lerner, est une psychologue qui a publié des livres à succès destinés à un public non académique, dont certains traduits. «
La Danse de la Colère » (1990, First, 277 p.), « La Valse des Emotions » (1990, First, 219 p.) ), « le
Pouvoir Créateur de la Colère » (1994, Editions du Jour, 203 p.). Postulant que « la colère est un signal et mérite d'être écoutée », elle suggère aux femmes « d'identifier les véritables sources de leur colère et à ensuite l'utiliser comme un puissant moyen pour créer un changement durable ».
La fin du livre se déroule à New York, où Adam a déménagé, après s‘être marié et devenu père de deux filles. Ils reviennent à Topeka, pour assister à une conférence d'Adam. Et au retour à New York, ils assistent à une manifestation contre la politique de séparation des familles de l'administration Trump.
Cet aller-retour entre Topeka et New York se veut une description de la « violente crise d'identité parmi les hommes blancs » des années 1990 qui préfigure la montée du populisme et l'élection de
Donald Trump. le tout est accompagné, pour ne pas dire attisé par les manifestations de la « Westboro Baptist Church », basée à Topeka. Cette petite organisation religieuse, fondée par Fred Phelps et principalement composée de membres de sa famille, est connu pour ses piquets de grève homophobes et anti-américains, ainsi que pour ses discours de haine contre les athées, les juifs, les musulmans, et plus généralement les personnes transgenres.
Cette crise se rajoute à celle du machisme toxique, illustré par le jeune Darren. Ainsi que l'effondrement du langage en tant que moyen de communication, incarné par la technique du débat. C'est la « diffusion » oratoire où un orateur tente de vaincre son adversaire avec autant d'arguments que possible, quel que soit leur mérite. Elle est illustrée par les joutes oratoires de Adam au collège, épisode qui sera repris dans «
Au Départ d'Atocha ». Les techniques des joutes oratoires sont décrites en détail, techniques proposées par le père Jonathan. Cela inclue l'improvisation : « le style libre des nerds », comme ces personnes solitaires, obnubilées par des sujets intellectuels abscons. Ainsi que par « L'étalement » (The Spread) une effusion verbale à grande vitesse. « Pendant quelques secondes, cela ressemble plus ou moins à un discours oratoire, mais bientôt elle accélère à une vitesse presque inintelligible, la hauteur et le volume augmentent. Elle halète comme un nageur qui fait surface, ou qui se noie peut-être ; elle tente de « répartir » leurs adversaires, car ses adversaires tenteront de les répartir à leur tour, c'est-à-dire de présenter plus d'arguments, de rassembler plus de preuves que l'autre équipe ne peut répondre dans le délai imparti ». Cette théorie, développée par Jonathan, se retrouve tout au long du roman, presque comme un fil conducteur, ainsi justifié par son auteur. « Dans des conditions de surcharge d'informations, les mécanismes de la parole s'effondrent ».
Son entraîneur, Evanson, deviendra par la suite un promoteur d'un programme de droite approuvé par l'administration Trump. On pense à Brian K Evenson, qui dans « The Wavering Knife » (2004, Fiction Collective 2, 205 p.) appelle à « spread the word about a unique, genre-busting writer » (répandre les mots pour faire connaitre un écrivain unique, qui casse les genres). Toutefois, j'ignore si BK Evenson est le même que celui qui a écrit « La Conférence des Mutilés » (2008, le
Cherche Midi, Lot 49, 228 p.) ou « Baby Leg » (2012, le
Cherche Midi, Lot 49, 108 p.). Les sujets et le style étant très différents. J'y reviendrai plus loin.
Pour en revenir à «
L'Ecole de Topeka », les premières éditions du livre ont été approuvées et louées et par
Sally Rooney, dont les compétences en matière de débat international étaient remarquables - avant qu'elle ne soit véritablement connue. Ce que j'en pensais après avoir lu son second roman «
Normal People » traduit par
Stéphane Roques (2021, Editions de l'Olivier, 320 p). « En résumé. C'est un livre que je qualifierais de surfait. C'est une prose simpliste, c'est le moins que l'on puisse dire ». Avec des phrases simplistes. « Les cerises pendent aux branches des arbres vert foncé comme autant de boucles d'oreilles ». Trumpisme et populisme.
On constate que le livre de
Ben Lerner aborde beaucoup de thèmes, sans doute trop à la fois. Mais l'idée était de faire passer ces idées de crise des « Rednecks », pauvres en milieu rural. Thèmes que l'on trouve déjà dans les romans d'
Erskine Caldwell (1903-1987) et ses deux romans des années 30 traduits par
Maurice Edgar Coindreau «
La Route au Tabac » (2017, Belfond, 220 p.) et «
le Petit Arpent du Bon Dieu » (1973, Gallimard, 269 p.).
Globalement, le livre comporte trois perspectives qui recouvrent la famille Gordon. La mère, Jane réfléchit à la vie de sa famille, à ses sombres secrets et surtout aux changements imprévus dus à la célébrité d'un livre à succès. le père, Jonathan est, réfléchit aussi à la vie de famille, mais en s'embarquent dans des relations extérieures. Enfin, Adam le fils cherche des réponses et des explications à des questions qu'il ne maitrise pas. Se rajoutent des sortes de digressions, soit l'entourage immédiat familial, la seconde sur l'extérieur. Donc, au trio familial,
Ben Lerner rajoute Darren Eberheart, patient du père, surtout inadapté social soufrant d'un trouble d'apprentissage. Il blesse gravement une fille lors d'une fête qui a repoussé ses avances soi-disant romantiques après des années d'humiliation par ses camarades. Exclusion et de brimades qui conduisent tout naturellement à la violence. Bel exemple de prise en charge par les psychologues de l'établissement. « La parodie d'inclusion qu'ils jouaient avec Darren - leur stagiaire - était aussi une citation et une critique des méthodes de la Fondation »
Parmi les personnages annexes qui contrôlent l'ambiance, il y a là le révérend Fred Phelps de la secte baptiste « « Westboro Baptist Church », homophobe et raciste, qui jette de l'huile sur le feu. Un autre est Klaus, « sûrement le seul homme de Topeka vêtu de lin blanc », sans mentionner la probité. C'est le mentor et père de substitution de Jonathan. Un psychanalyste déjà âgé qui a survécu à la Shoah alors que ses parents et ses trois soeurs étaient assassinés à Auschwitz. C'est un peu aussi le clin d'oeil de
Ben Lerner à la communauté, fort active et acheteuse de livres. Klaus pourrait faire partie de la communauté LGBT, autre clin d'oeil marketing. Pour un psychologue, il reste étrangement déconnecté de « La Fondation », du moins des autres professionnels. « le charme de Klaus, du moins pour moi, était que sa voix ressemblait déjà à une imitation d'elle-même ; Klaus était un acteur perplexe de jouer Klaus. Et pourtant, l'effet de ce dédoublement était généreux, autodérision ». Adam le suit et l'écoute jusqu'à sur son lit de mort où il expose les théories fumeuses de Hans Hörbiger (1860-1931) sur la « Welteislehre », ou Théorie de la Glace Eternelle. Théorie qui prétend que tout est glace et retournera en glace, et que tous les corps de l'univers sont constitués de glace. Théorie qui sera reprise par les nazis, puis par la suite par
Louis Pauwels et
Jacques Bergier dans « le Matin des Magiciens" » (1965, Gallimard, 514 p.).
Comme si les digressions sur les personnes ne suffisaient pas, on a aussi celle dans l'espace-temps. « L'Amérique est une adolescence sans fin ». Je vais finir par le croire. Et c'est à propos d'Adam. « Son problème, c'est que nous lui avons donné une enfance parfaite » disent de lui ses parents, surtout sa mère. Quand Adam et sa petite amie s'embrassent, ils deviennent des véritables figures de style littéraires « Il a goûté le brillant sucré et le tabac, les notes de menthe et de métal qui lui ont fait penser au sang quand il l'a embrassée ». On croirait presque de la publicité pour un rouge à lèvres.
Ce sera aussi l'occasion pour
Ben Lerner de présenter ses références à l'art. Dans «
Au Départ d'Atocha », il y avait ces scènes quasi extatiques devant « La Descente de Croix » (1435) de van der Weyden. Dans «
10:04 », c'était «
Jeanne d'Arc » (1879) de Bastien-Lepage. Là, c'est la « Vierge à l'Enfant » (vers 1300) de Duccio. Eclectisme, mais sujets toujours axés sur la religion.
On en arrive au côté « politique » du roman. Ouf.
A 17 ans, Adam Gordon, est félicité par le sénateur Bob Dole après avoir remporté un tournoi de débat. La scène est censée se passer en 1996 et Dole « était à moins d'un mois d'être écrasé » (49.2 %) par
Bill Clinton. Victoire qui confirme la défaite du conservatisme culturel, du moins pour le Kansas, d'où Dole était originaire. Scrutin sans appel de 379 contre 159 grands électeurs. L'histoire de l'ex-sénateur était terminée. Mais en 2019, Adam Gordon, devenu père et vivant à New York sait que l'échec de la candidature présidentielle de Dole ne met pas fin à l'histoire. Il sait, vingt ans après, que le président élu sera une star de télé-réalité raciste qui parle de lui-même à la troisième personne.
Ben Lerner repart donc pur un tour, en remettant une pièce dans la machine.
A Topeka, Evanson enseigne à Adam comment compenser son intellectualisme progressiste. Il lui suffit d'afficher ses racines du Midwest, son style « redneck » et son aisance des joutes oratoires. « Cessez votre aisance intellectuelle avec des extraits sonores fades de la décence régionale. Livrez de petites tautologies comme si c'étaient des proverbes ». Toute la panoplie du populisme.
Pour faire, tout de même bonne figure, Adam le plaint parce qu'il est « du mauvais côté de l'histoire qui s'est terminée avec Dole » et est mort quand « les républicains meurent en tant que parti national ». Au lieu de cela, Evanson devient un « architecte clé du poste de gouverneur le plus à droite que le Kansas ait jamais connu. Un modèle important pour l'administration Trump ». Evanson est maître de la propagande, rebaptisée « étalement ».
En résumé, et si l'on peut dire en guise de conclusion. 400 et quelques pages dans lesquelles sont exprimés des tas de choses, de thèmes, le tout sur une petite dizaine de personnages, dont 3 ou 4 principaux. Tout le reste est digression. L'écriture est facile, mais on s'y perd vite à rechercher un fil conducteur global. On a un peu l'impression d'un roman « attrape tout », qui jongle sur des thèmes très variés, sans vraiment aller chaque fois au fond des choses. Un peu la même impression au final que dans «
Au Départ d'Atocha », où Adam Gordon reste très passif vis-à-vis de l'attentat terroriste. Passivité voulue, dénoncée certes dans «
L'Ecole de Topeka », mais dont le message véritable est enfoui sous d'autres thèmes, qui finissent par brouiller le tout. « Surcharge d'informations » qui fait que « les mécanismes de la parole s'effondrent ». Est-ce une assertion de la théorie de « l'étalement » ou une illustration. Inexorablement, on pense à l'adage de l'étalement à propos de la confiture (ou de la culture).