Je suis un peu embêtée au moment de me mettre face à mon clavier pour me fendre de ma bafouille sur "
L'Année de Grâce", comme je le suis à chaque fois que la lecture d'un roman me laisse mitigée, tiède. Je ne suis pas à l'aise avec les entre-deux et c'est pourtant bien ce que me fait ressentir l'ouvrage de
Kim Liggett: je suis comme entre deux eaux, partagée entre les qualités indéniables de cette dystopie qui a beaucoup fait parler d'elle lors de sa sortie (et à raison!) et ses défauts qui à moi m'ont parue assez rédhibitoires pour perturber, troubler ma lecture.
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L'Année de Grâce" prend corps à une époque indéfinie et dans une communauté fortement imprégnée de culture chrétienne (Eve, le serpent tout ça) au sein de laquelle les femmes ne disposent pas plus de droits que de leurs corps. Un peu comme dans "La Servante Ecarlate", on (les hommes) leur assigne des rôles: épouses, servantes, prostituées, on leur impose (les hommes toujours et la société qu'ils ont créé) des époux pour celles qui ont été jugées "épousables". le pied quoi, d'autant plus que les actes de rébellion aussi timides puissent-ils être, sont violemment réprimés, du fouet à la potence en passant par la torture. Par ailleurs, les adolescentes de la communauté sont particulièrement surveillées et se doivent l'année de leur seize de survivre à une épreuve dont il est strictement interdit de parler: l'"Année de Grâce"...
Parce qu'elles ont seize ans, qu'elles sont jeunes et jolies, qu'elles peuvent attiser le désir des hommes et la jalousie des autres femmes, parce qu'elles sont le printemps au coeur d'un hiver neurasthénique, on les a pourvu de magie -formidable métaphore pour désigner la sexualité ou en tout cas la naissance du désir- , magie dont elles doivent impérativement se défaire pour espérer gagner leur place dans la communauté. Pour ce faire, chaque année, on expédie donc les jeunes filles dans un camp loin de chez elle, à l'orée d'un bois et à la merci de braconniers sanguinaires. Là, livrer à elles-mêmes pour la toute première fois, les jeunes filles doivent lutter pour leur survie dans une violence que tout le monde feint d'ignorer mais qui laisse pourtant derrière elle bien des traumatismes quand ce ne sont pas des mutilations ou des cicatrices comme autant de marques au fer rouge.
Tierney a seize ans et s'apprête à vivre son année de grâce après la cérémonie du voile, tout aussi angoissante, qui détermine de quoi sera fait son futur. C'est une jeune femme indépendante, un rien rebelle qui a bien du mal à se faire à ce qu'on exige d'elle. le mariage? Très peu pour elle! La douceur feinte, la maternité, la dévotion? Non plus. Pour celle que son père a élevé comme un garçon et qui passe son temps à battre la campagne avec son meilleur ami,
l'Année de Grâce et ce qui s'ensuivra sont autant d'épreuves. Coûte que coûte, bien sûr qu'il lui faudra lutter pour sa survie mais plus que tout cela, c'est aussi pour sa liberté, son indépendance, ses idéaux et l'avenir de toutes les femmes de sa communauté qu'elle devra prendre les armes. Dans le sang et les larmes. Dans la violence et la cruauté.
Par où poursuivre?
Peut-être par les points négatifs pour terminer ensuite sur une note positive..!
Deux, voire trois choses m'ont agacée et sont venues ternir ma lecture.
Tout d'abord et bien que je reconnaisse la pertinence de l'univers dystopique proposé qui m'a réellement fascinée, je n'ai pas pu m'empêcher d'y voir aussi les influences à la source de laquelle l'auteur s'est sans doute abreuvée: "La Servante Ecarlate", "Sa majesté des mouches" mais aussi "Hunger Games" ou encore "Les Sorcières de Salem"... Ce sont des ouvrages que j'ai lus et aimés pour la plupart, des livres dont je suis heureuse de constater l'influence, la portée, la puissance du message mais dans cette "Année de Grâce", je les ai trouvés trop présents et outre que je me suis parfois débattu avec une impression de déjà vu, cela m'a empêché de m'immerger dans le texte autant que je l'aurai voulu. Bien sûr qu'il est normal d'être influencé et inspiré et on sait bien que toute création découle d'une autre mais là, c'était trop.
Mon deuxième grief, plus important et sans doute plus partiale concerne les personnages et celui de Tierney en particulier. Si certains d'entre eux sont nuancés, complexes et bien construits (Hans, Mickael, les parents de Tierney) la plupart des autres sont franchement manichéens et monolithiques, bâtis à l'emporte-pièce et sans nuance... Quant à Tierney... Parlons-en de l'héroïne (c'est bien ça le problème d'ailleurs, ce statut d'héroïne!) qui souffre clairement selon moi du "syndrome du personnage parfait", ce qui la rend parfois insupportable et ce qui m'a indubitablement empêchée de m'intéresser à elle. C'est bien simple, elle est parée de toutes les qualités: elle est rebelle, intelligente, altruiste, courageuse. Elle est celle qui veille sur toutes ses compagnes, qui a le bon savoir, celle qui se pose les bonnes questions. Celle qui souffre aussi, martyre de sa cause et capable pourtant de pardonner. le parfait personnage parfait! Et c'est absolument irritant. Je sais bien que c'est l'héroïne et qu'à ce titre, elle doit avoir des qualités pour se démarquer et justifier de son parcours mais là, c'est trop. le syndrome est partagée par bon nombre de personnage présent dans d'autres oeuvres,
Kim Liggett n'en est pas la seule souffrante, mais plus ça va et plus ce défaut me hérisse.
Enfin, dernier grincement de dents pour l'histoire d'amour que j'ai trouvé trop rondement menée et un peu mièvre. Elle aurait gagné en beauté et en profondeur avec un traitement plus approfondi à mon sens (et perdu en mièvrerie).
Je sais que je suis grincheuse, mais promis j'arrête ici de déverser mon venin et je passe au miel, dont j'ai une réserve aussi importante de poison. Bien sûr que "
L'Année de Grâce" comporte des qualités.
L'univers créé en fait partie et je l'ai trouvé si fascinant que même maintenant que le livre est refermé je ne peux m'empêcher de m'interroger: comment en sont-ils arrivés là? Pourquoi? Quels secrets, quels non-dits hantent encore la communauté?
J'ai également beaucoup apprécié l'atmosphère très lourde, très sombre qui nimbe une bonne partie du roman et particulièrement les passages où les jeunes filles sont isolées dans le camps. L'ambiance est malsaine jusqu'à créer une angoisse opaque, diffuse, presque capiteuse et on sent la tension qui progresse peu à peu jusqu'à l'étouffement ou l'étranglement des personnages... et des lecteurs. Autour de ce thème, j'ai également aimé la cruauté qui se dégage de l'ensemble. Qu'on ne s'y trompe pas, estampillé "ado" ou pas "
L'Année de Grâce" est un roman ultra-violent, cruel, barbare et dont certains passages, bien qu'à peine esquissés, sont difficilement supportables. Cela lui confère une épaisseur et une gravité qui m'ont embarquée autant que faire se peut.
Je ne peux pas faire l'impasse ensuite sur la portée engagée et féministe du roman, d'autant plus nécessaire à la lumière de l'actualité récente (et moins récente d'ailleurs!), sur le message de lutte et d'espoir prodigués. Portée nécessaire donc mais on ne peut plus courageuse et intelligente également.
Et puis ces révélations finales, ces issues tragiques, ces chutes successives! Un vrai bonheur narratif qui a racheté presque à lui seul les insuffisances précédemment énoncées.