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Critiques filtrées sur 4 étoiles  
Pire que tout ce qu'on peut imaginer. Pire que les flammes de l'enfer, que la hache du bourreau, que les tortures de l'Inquisition: la déportation au bagne.

Cayenne, capitale de la déchéance humaine. Patrie du désespoir, terre du malheur, imprégnée de la souffrance des milliers d'hommes et de femmes expédiés par bateau pendant des siècles, loin des regards, exilés sur cette terre de désolation.
Cayenne, où comment crever, de faim, de soif, de misère, de chaleur, du paludisme, des parasites, des plaies qui suppurent, de la lèpre, des bêtes qui piquent, qui mordent, de la cruauté des hommes qui "appliquent la loi".
Cayenne, son Ile du Diable, ses travaux forcés, son asile de fous, ses cachots où on dort attaché à une barre de fer, ses déporté, ses relégués, ses libérés vivant comme des esclaves, ses morts jetés à la mer qui finissent dans le ventre des requins.
Cayenne, ce goulag bien de chez nous, restera un lieu de sinistre mémoire.

Le reportage d'Albert Londres, publié dans le Petit Parisien en 1923, se termine par une lettre ouverte adressée au Ministre concerné. le Président Edouard Herriot décidera de la suppression définitive du bagne et du rapatriement de tous les forçats un an après sa publication.












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Le retentissement de ce texte est à l'image des sensations indescriptibles qu'il procure. On en ressort poisseux, l'estomac au bord des lèvres et la croyance en la bienséante légitimité de nos institutions bien amochée.
Sensations paradoxalement amplifiées par les effets de mise à distance utilisés par Albert Londres dans son reportage : la scénarisation quasi romancée d'une part, l'ironie de l'autre, effets dont on sent qu'il les a utilisés pour se protéger lui-même de l'abjection que révélait sa plume.
Règlements iniques, conditions de vie épouvantables, nature au-delà de l'hostile, issues de secours sciemment closes pour les forçats qui n'ont pour seul horizon après le bagne que la perpétuité d'une misérable vie de chiens errants en Guyane : tout dans ce que Londres décrit et dénonce transpire l'absurdité et le cynisme d'une administration lointaine qui se lave les mains de l'enfer sur terre qu'elle a engendré.
« Ce ne sont pas les hommes qui sont mauvais, ce sont les règlements » disent en substance plusieurs bagnards interrogés ; de fait, le tour de force de Londres est d'être parvenu à faire émerger de ce cloaque quelques lueurs d'humanité dans les mots de celui-ci affamé, dans le regard de celui-là rendu fou par le bagne.
Un texte vibrant d'indignation qui, à l'instar du Peuple de l'abîme de Jack London sur la condition des miséreux Londoniens au tournant du siècle, porte au plus haut la valeur du reportage engagé.


Challenge 1914 / 1989: Le XXème siècle en ébullition
Challenge Multi-défis 2018
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Le bagne colonial renvoie aujourd'hui à une idée assez désuète de la prison. Établissement pénitencier de travaux forcés, cette institution est heureusement aujourd'hui abolie. Aux enfants terribles, on avait autrefois l'habitude de dire : "Si tu continues, tu iras casser des cailloux sur les routes de Guyane" (p.26). On était alors à l'époque loin de se douter de ce que pouvait bien signifier la vie au bagne. Grâce à cette enquête d'Albert Londres menée en 1923 pour le compte du journal le Petit Parisien, le voile est enfin levé sur cet enfer guyanais. Autrement désignée sous les termes de biribi, prison, enfer ou torture, cette administration pénitencière, sous couvert de réhabiliter fripouilles et criminels et de développer les colonnies, déporta ainsi des milliers d'hommes dans divers bagnes dont celui de Guyane. Les transportés ont bien sûr des choses à se reprocher mais à la lumière des ignobles conditions de détention dénoncées par le journaliste, la fierté de la France coloniale en a quand même pris un sacré coup : forcé de reconnaître l'inhumanité de ses mesures en matière d'administration pénitentière, le gouvernement décide en 1924 suite aux publications des papiers d'Albert Londres de supprimer le bagne.

Aux cris de victoire probablement poussés par les partisans d'Albert Londres à l'époque, j'aurais presque envie de répondre : heureusement que le gouvernement ne s'est pas montré sourd à la sonnette d'alarme tirée par le journaliste ! Plus qu'une enquête, Au bagne est un véritable réquisitoire contre la politique pénitencière des bagnes. Soulignons qu'au delà de toute considération purement administrative, cette édifiante investigation remet lourdement en cause le système judiciaire français (notons au passage que les hollandais et britanniques envoyaient également des forçats dans leurs colonies). Voyons pour commencer, comment était organisée cette effroyable machinerie : l'idée de départ étant de débarraser le pays de toute sa vermine et de développer les colonies par le travail des forçats (entre nous, quelle idée !), tous les condamnés étaient soit déportés, soit transportés, soit relégués. La différence ? Les transportations se rapportent aux prisonniers politiques (ex : le capitaine Freyfus). Pas de travaux forcés pour ces derniers. La transportation concerne quant à elle les condamnés aux travaux forcés. Leur peine est assortie d'un doublage qui leur impose de passer, après leur peine écoulée, la même durée que leur peine dans la colonie (les résidents en période de doublage étaient censés recevoir une concession mais c'est une utopie). Enfin, les relégués sont envoyés au bagne avec résidence à vie suite à plusieurs condamnations. Autant dire que les bagnes ne manquaient pas de ressources humaines !

Passons maintenant à la vie au bagne qui constitue le coeur de notre sujet. Nous apprenons en introduction de l'ouvrage que c'est suite à sa démission des journaux le Quotidien et L'Éclair qu'Albert Londres avec l'accord d'Élie-Joseph Bois du Petit Parisien, part en mission au bagne de Guyane Française. Il confiera d'ailleurs en conclusion de son enquête : "Je rêve chaque nuit de ce voyage au bagne. C'est un temps que j'ai passé hors la vie. Pendant un mois, j'ai regardé les cent spectacles de cet enfer et maintenant ce sont eux qui me regardent. Je les revois devant mes yeux, un par un, et subitement, tous se rassemblent et grouillent de nouveau comme un affreux nid de serpents. Assassins, voleurs, traitres, vous avez fait votre sort, mais votre sort est épouvantable. Justice ! Tu n'étais guère jusqu'à ce jour, pour moi, que la résonnance d'un mot ; tu deviens une Déesse dont je ne soutiens plus le regard. Heureuses, les âmes droites, certaines, dans le domaine du châtiment, de donner à chacun ce qui lui appartient. Ma conscience est moins sûre que ses lumières. Dorénavant, si l'on me demande d'être juré, je répondrai : Non !." (p.201). Ne décèle t-on pas dans cette déclaration le choc occasionné par ce séjour ? En à peine un mois, le journaliste a rencontré de nombreux forçats ou responsables et il a été le témoin de l'injustice infligée aux détenus : envoyés pèle-mêle en Guyane, déportés, transportés et relégués, lorsqu'ils ne succombent pas au voyage, se retrouvent parqués dans des cases disséminées dans divers camps. Les enquêtés d'Albert Londres livrent des témoignages aussi poignants que révoltants : entre les conditions de détention déplorables (maladies, parasites, faim), les trafics, les évasions, les vols, les meurtres, le bagne est une rude école du crime où les repentis n'ont pas leur place. En ressortir meilleur relève tout simplement de l'impossible...

Parmi les personnages interrogés, on se souviendra notamment de Paul Roussenq dit "l'Inco", Marcheras l'Aventurier ou Eugène Dieudonné de la Bande à Bonnot (affaire dont quelques archives sont présentées dans l'ouvrage Dans les archives secrètes de la police). On se souviendra également des évadés, des cachots, des pieds-de-biche (les voleurs), de la cour des miracles, des fous, du camp des lépreux. Ou encore des combines des détenus (le plan pour cacher l'argent, les germes de tuberculose utilisés par les détenus pour donner du fil à retordre aux médecins..) et des passeurs-assassins sans scrupules... Comme en témoignent les entretiens et les anecdotes d'Albert Londres, le bagne est un monde cruel et insoupçonnable au commun des mortels. Nous remercions l'auteur d'avoir porté à la connaissance du monde, cet univers insensé où les hommes marchaient sur la tête... Tous mes hommages donc à l'homme qui a réussi à faire abolir le bagne de Guyane... Enquête à découvrir de toute urgence tant pour son style que pour son message !

Pour ceux qui souhaitent approfondir leurs connaissances sur le sujet, lisez le dossier Les bagnes coloniaux de l'excellente revue hypermédia Criminocorpus et découvrez sans plus attendre la visite virtuelle guidée du Camp de la relégation de Saint-Jean du Maroni toujours proposée par l'équipe scientifique de Criminocorpus.

Sinon, notez à propos des bagnards rencontrés par Albert Londres lors de son investigation (cf. plus haut), l'existence des ouvrages suivants que j'ai l'intention de me procurer : L'enfer du bagne de Paul Roussenq illustré par Laurent Maffre et La vie des forçats d'Eugène Dieudonné illustré par Thierry Guitard, ouvrages tous deux édités par ce chouette éditeur que je découvre : Éditions Libertalia.
Lien : http://embuscades-alcapone.b..
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Voilà un texte qui, s'il a marqué l'Histoire de France par les conséquences majeures qu'il entraîna, restera sans doute gravé longtemps dans ma mémoire de lectrice...

Dans Au bagne, Albert Londres raconte son voyage à Cayenne, à une époque, encore très récente, où les condamnés français au bagne partaient purger leur peine.

L'auteur est journaliste et le style de son écriture n'est pas celui d'un romancier. Il nous livre des faits, nous raconte ce qu'il voit... mais l'horreur est telle que, finalement, l'humain reprend le dessus sur le simple rapport de la réalité et il ne peut s'empêcher de s'étonner, de s'horrifier et, finalement, de réclamer la fin de cette ignominie.

Je n'imaginais pas que la condamnation aux travaux forcés à Cayenne pouvait s'apparenter, de près ou de loin, à une quelconque promenade d'agrément. Je ne pouvais cependant deviner à quel point cette peine, encore en vigueur dans notre République à une époque qui me paraît finalement terriblement proche, pouvait être à ce point inhumaine et déshumanisante! Car, à la punition qui frappe le condamné (à tort ou à raison), s'ajoutent les pratiques scandaleuses en vigueur à l'autre bout du monde (fers la nuit, cachot noir 3 semaines sur 4, obligation de résidence après le terme officiel de la peine...).

"L'homme est un loup pour l'homme", disait à juste titre le poête... Albert Londres nous en fait la démonstration magistrale ici, de façon tellement magistrale que son texte, qui date de 1924, a abouti à l'abandon du bagne et de ses scandaleuses pratiques en 1932... il y a 80 ans!...
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Entre 1854 (date de la création des bagnes dans les colonies par Napoléon III) et 1938 (suppression des bagnes), plus de 60 000 hommes et femmes ont subi les pires sévices dans ces centres pénitentiaires où l'on enfermait tous les condamnés à une peine de travaux forcés. Plus d'un quart d'entre eux sont morts en détention, l'espérance de vie au bagne était d'environ cinq ans. Tous les ans, 10 % de la population carcérale décédait (environ 600 morts, ce qui correspondait à peu près au renouvellement annuel) ainsi le nombre de prisonniers était-il stable.

Pour survivre dans les camps des îles du salut, il faut échapper à l'ankylostomiase (infection due à des larves d'insectes dans les intestins), au paludisme, à la lèpre à la malnutrition, à la folie. Ceux qui tentaient une évasion devaient traverser dans des embarcations précaires des eaux où grouillaient les requins. Ceux-ci étaient à l'affût, régulièrement appâtés par les cadavres des forçats que l'administration pénitentiaire jetait à la mer sans plus de cérémonie.

Les deux tiers des bagnards étaient là pour des peines prononcées pour des atteintes au droit de propriété (vol ou recel de vol, voire simple vagabondage), le reste était coupable de crime de sang.

Une partie d'entre eux étaient complètement innocents (parmi ces innocents on a surtout retenu les noms de Dreyfus et de Seznec).

Le but du gouvernement était de bannir à tout jamais de la métropole tous ceux qui menaçaient de troubler l'ordre public. Il en est résulté des injustices terribles et des conditions de détention inhumaines indignes d'un pays comme la France.

Le grand reporter Albert Londres raconte dans son livre « Au Bagne » les conditions de vie des forçats. En 1923, il se rend en Guyane où il visite le bagne aux îles du Salut, à Cayenne et à Saint-Laurent-du-Maroni. Il dénonce les horreurs de ce qu'il voit, son reportage publié dans le journal le Petit Parisien entre août et septembre 1923 suscite de vives réactions dans l'opinion et au sein des autorités. Après la publication de son reportage en 1924 le gouvernement commence à améliorer le sort des prisonniers, mais ce n'est que le 17 juin 1938 que la transportation outre-mer fut enfin abolie (et plus pour des raisons financières qu'humanitaire, car « l'entretien » des bagnards était jugé trop coûteux). Toutefois, le 22 novembre 1938, un dernier convoi de 666 relégués quittait les côtes charentaises de Saint-Martin-de-Ré à destination de Saint-Jean-du-Maroni, en Guyane. Et ce n'est qu'en 1953 que les derniers forçats furent rapatriés.

Les récits d'Albert Londres ont largement contribué à la suppression des bagnes. Son livre retrace dans un style très cru et direct les conditions effroyables de détention et il dresse le portrait saisissant de quelques bagnards à la personnalité étonnante. Il y dénonce aussi la « double peine » qui faisait que lorsqu'un homme était condamné à moins de 8 ans de travaux forcés il devait, après avoir effectué sa peine rester un même nombre d'années en Guyane (sans aucune aide du gouvernement, ils étaient la plupart réduit à la mendicité). Si la condamnation était supérieure à 8 ans, c'était la résidence perpétuelle en Guyane. Très peu de bagnards ont pu regagner la France et revoir leur famille après avoir purgé leur peine.

- "Au bagne", Albert Londres, Arléa 2020, 216 pages.
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Le reportage laisse une grande place à la parole des bagnards et « doubleurs » principalement, mais aussi celle des médecins, administrateurs… Les témoignages ne sont très certainement pas inventés mais sont très probablement "poétisés" (à partir de notes). Pourra-t-on le reprocher ? Certes, l'enregistrement audio permet aujourd'hui d'avoir accès à la parole authentique, mais qui s'est un jour confronté à la retranscription de la parole brute, sait qu'il est toujours question de réécrire, de policer par l'écriture, d'effacer les hésitations, répétitions, ruptures de syntaxe, de tronquer, ou au contraire de rendre compte dans l'écriture (par des artifices rompant avec la norme) de ces défauts d'oralité, ce qui ajoute inévitablement un trait décrédibilisant à cette parole (suspicion d'illettrisme). On peut s'imaginer comme la parole et la voix d'un homme abruti par l'enfermement, en colère, désociabilisé ou ne fréquentant plus que taulards, se détériorent. Comment cette parole brute, si elle n'était pas retouchée, pourrait-elle atteindre une population de lecteurs bien éduqués, bien confiants dans ce qui les distingue de ces êtres (mal éduqués) que la société à laquelle ils appartiennent a décidé d'écarter et de punir ? Londres, par cette écriture du témoignage, confronte le lecteur à des êtres humains ordinaires (la seule différence est ce qu'ils ont fait ; qu'on ne les juge pas sur la forme), met en valeur des points choquants, absurdes ou touchants, crée des échos, provoque ainsi la réflexion et l'indignation du lecteur. Ces témoignages mêlés au romanesque des trajectoires, à l'exotisme des lieux, et à ces descriptions de corps qui semblent pourrir à mesure qu'on tourne les pages, donnent une vraie couleur littéraire au reportage. Les envolées lyriques se font rares, sans ambages, ponctuant le portrait d'un personnage d'une remarque acerbe, comme qui échapperait à toute retenue possible. La conclusion du reportage est elle aussi sans ambiguïtés, dénonce clairement, appelle à des changements devenus évidents. À vingt-mille lieues par-delà les mers du journalisme de supermarché, neutralité qui est plutôt absence de goût et de style qu'absence d'aprioris, bruyant et racoleur pour des broutilles, n'ayant d'oeil que pour les grandes marques, transportant sa liste de courses pour répondre à la demande des lecteurs-clients.

Qu'est-ce que dénonce ici Albert Londres ? C'est le laisser-faire de toute une administration qui sait, qui continue malgré tout, pour le profit de quelques uns, et pour la tranquillité d'esprit des bons citoyens, non pas à doubler, mais à tripler, quadrupler la peine fixée par la justice. le bagne ou la dégradation de l'homme, la déshumanisation : éloignement de toute patrie et famille, isolement rendant fou ou entassement insalubre rappelant les plus grandes heures de la traite négrière (rappelons que les premiers déportés aux Amériques pour servir de main d'esclaves étaient des prisonniers irlandais...), malnutrition, absence de soins médicaux, punitions et humiliations... Des conditions qui amènent nombreux détenus à souhaiter la mort. Dans ce contexte, la privation de liberté est un moindre mal. le travail forcé même n'est pas dénoncé par le reporter qui dénonce bien davantage le gâchis gigantesque de la force de travail des prisonniers. Les corps sont maltraités et ne peuvent donc accomplir un travail efficace, mais plus encore c'est la direction des opérations qui semble être volontairement inorganisée, contre-productive. L'ouvrage des bagnards relève davantage du supplice de Sisyphe que d'une oeuvre d'aménagement du territoire pour le compte de la patrie… Et la construction de la colonie guyanaise par les bagnards n'est jamais qu'un échec, comme si cela était la volonté inavouable des autorités, que les bagnards ne soient jamais les artisans de rien, que leur humanité soit gâchée, reniée.

Un grief qui revient souvent est le mélange des prisonniers : petits criminels, grands trafiquants, déséquilibrés et fous psychopathes, prisonniers politiques et potentiels innocents... Pas De distinction, comme le dit le proverbe, il s'agit d'être sûr que tous soient contaminés, se comportent en bêtes, s'entretuent, tentent des évasions... Les bagnards envoyés en Guyane sont tous des criminels irrécupérables, il n'y a pas à se préoccuper de leur sort (dévalorisation après coup fort comparable à celle des populations noires qu'on s'était autorisés à réduire en esclave). Même "libres", les bagnards doivent rester des sous-humains. le fameux "doublage" les force à demeurer sur le lieu de leur abaissement, loin de tout soutien, parmi les ex-taulards, sans aucun moyen de gagner de l'argent dans une région où il y a peu d'activité, et où votre CV vous précède... Ainsi les bagnards sans l'institution deviennent ce qu'on veut qu'ils soient : clochards puants, ne sachant que voler, boire, violer... dont le seul espoir d'amélioration est même de réintégrer le bagne (qui alors n'est pas si terrible !). le bagne, lieu de torture bien plus que de pénitence ou de mise à l'écart de personnes dangereuses ; en cela symptomatique de ce qu'est trop souvent l'appareil judiciaire : un instrument de vengeance et de défoulement de la société sur une partie d'elle-même qu'elle veut mauvaise sans le moindre doute et radicalement différente d'elle-même. Les populations incarcérées servent ainsi de boucs-émissaires. Comme le montre Foucault dans son Histoire de la folie mais pour l'enfermement des fous, le fait de retrancher les criminels et de les sanctionner durement permet de supposer que la partie laissée en liberté est saine... L'on peut dès lors questionner ce besoin si impérieux de nos sociétés de se sentir innocentes...
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« Il faut dire que nous nous trompons en France. Quand quelqu'un – de notre connaissance parfois – est envoyé aux travaux forcés, on dit : il va à Cayenne. le bagne n'est plus à Cayenne, mais à Saint-Laurent-du-Maroni d'abord et aux îles du Salut ensuite. Je demande, en passant, que l'on débaptise ces îles. Ce n'est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer. Cayenne est bien cependant la capitale du bagne. »

À une époque de doute et de suspicion à l'encontre de la profession de journaliste, on en oublierait qu'elle a été, jadis, l'objet de nombreuses améliorations sociales.
Ce témoignage du journaliste Albert Londres, qui s'immergea pendant un mois dans le quotidien des bagnards de Cayenne, va contribuer à la fermeture pure et simple de cet ignominieux système carcéral.

Conçu en 1854, le bagne de Cayenne devait éloigner les criminels les plus dangereux de la métropole, tout en servant de prétexte à la colonisation de la Guyane. Les forçats servant de main d'oeuvre pour l'aménagement du territoire. Une fois leur peine achevée ; par le système dit du « doublage », si un bagnard c'était vu recevoir une peine de 7 ans de bagne. Une fois sa peine écoulée, il devait passer un temps équivalent en Guyane, en homme libre, avant de pouvoir rejoindre la métropole. Étant donné que rien n'était mis en place pour assurer la réinsertion, il va de soit que la plupart d'entre eux récidivaient, tentaient de s'évader avant la fin de leur peine ou tombaient dans la misère la plus totale.

Le bagne de Cayenne a eu ses célébrités. le capitaine Alfred Dreyfus, incarcéré sur l'île au Diable jusqu'à la révision de son procès. Dieudonné, de la fameuse « Bande à Bonnot » avec lequel Londres s'entretient sur ses conditions de détention. Et Paul Roussenq dit « Roussenq l'Inco », anarchiste, dont cette tirade résume à elle seule le caractère déshumanisant du bagne : « Je ne puis plus me souffrir moi-même. le bagne est entré en moi. Je ne suis plus un homme, je suis un bagne. »

La prochaine fois que vous entendrez un proche, réclamer la réouverture du Bagne de Cayenne, comme unique solution face aux pesanteurs de la justice. Parlez-lui de ce livre !
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Moi qui ne lis pratiquement que des romans, je découvre en ce début d'automne mon deuxième reportage au format livre. Après un voyage au Liberland me voilà partie aux côtés d'Albert Londres, célèbre journaliste du début du XXème siècle, dans le climat moite de la Guyane, à la rencontre des bagnards et des libérés contraints de coloniser un pays dont ils ne voulaient pas, dans la maladie, la misère et la cruauté. L'écriture d'Albert Londres mêle astucieusement le récit au factuel, pour un vrai régal de lecture. En quelques pages, nous nous révoltons du châtiment infligé à des hommes qui pour certains, ne l'oublions pas, ont tué sans pitié. Malheureusement le bagnard se retrouve bien souvent là plus pour cause de malchance que par justice, et pour un malencontreux bout de pain volé atterrit dans la fange au bout du monde. Un reportage à lire et à découvrir, tant pour les absurdités de l'administration qu'il met en exergue – et en gardant à l'esprit qu'à l'heure actuelle les conditions dans les prisons françaises sont désastreuses – que pour l'habileté d'Albert Londres à le raconter.
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Au bagne d'Albert Londres eut un retentissement extraordinaire en métropole lors de sa publication dans le Petit Parisien en août et septembre 1923.

Un an plus tard, le gouvernement français décidait de supprimer ce système pénitencier totalement inhumain (et injuste puisqu'il était accompagné pour les plus 'chanceux' d'un doublage de peine avec interdiction de rentrer en France) mais aussi un moyen efficace de faire avancer la colonisation.

Seuls le ton vif et l'humour d'Albert Londres rendent ce récit supportable, jugez-en par vous-même:

L'après-midi j'allais au camp. Il faut dire que nous nous trompons en France. Quand quelqu'un - de notre connaissance parfois - est envoyé en travaux forcés, on dit: il va à Cayenne. le bagne n'est plus à Cayenne mais à Saint-Laurent-du Maroni d'abord et aux Iles du Salut ensuite. Je demande en passant, que l'on débaptise ces îles. Ce n'est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer.
Cayenne est bien pourtant la capitale du bagne. Si un architecte urbaniste l'avait construite, on pourrait le féliciter, il aurait réellement travaillé dans l'atmosphère. C'est une ville désagrégeante. On sent qu'on serait bientôt réduit à rien si on y demeurait et qu'on croulerait petit à petit comme une falaise sous l'action de l'eau. On erre dans ses rues tel un veuf sincère qui revient du cimetière. Il semble que l'on ait tout perdu.

[…]

Enfin, me voici au camp; là, c'est le bagne.
Le bagne n'est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C'est une usine à malheur qui travaille sans plan ni matrice. On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c'est tout, et les morceaux vont où ils peuvent.

[…]

On me conduisit dans les locaux.
D'abord je fis un pas en arrière. C'est la nouveauté du fait qui me suffoquait. Je n'avais encore jamais vu d'homme en cage par cinquantaine. Nus du torse pour la plupart (car j'ai oublié de dire que s'il ne fait pas tout à fait aussi chaud qu'en enfer, à la Guyane, il y fait plus lourd), torses et bras étaient illustrés. Les “zéphirs”, ceux qui proviennent des bat' d'Af', méritaient d'être mis sous vitrine. L'un était tatoué de la tête aux doigts de pieds. Tout le vocabulaire de la canaille malheureuse s'étalait sur ces peaux: “Enfant de misère”; “Pas de chance”; “Ni Dieu ni maître”; “Innocents”, cela sur le front; “Vaincu non dompté”; et des inscriptions obscènes à se croire dans une vespasienne. Celui-là chauve, s'était fait tatouer une perruque avec une impeccable raie au milieu. Chez un autre, c'étaient des lunettes.

[…]

La nuit, ils jouent aux carte, à la “Marseillaise”. Ce n'est pas pour passer le temps, c'est pour gagner de l'argent. Ils n'ont pas le droit d'avoir de l'argent, ils en ont. Ils le portent dans leur ventre. Papiers et monnaies sont tassés dans un tube appelé plan (planquer). Ce tube se promène dans leurs intestins. Quand ils le veulent ils…s'accroupissent.
Tous ont des couteaux. Il n'est pas de forçat sans plan ni couteau. le matin, quand on ouvre la cage, on trouve un homme le ventre ouvert. Qui l'a tué ? On ne sait jamais. C'est leur loi d'honneur de ne pas se dénoncer. La case entière passerait plutôt à la guillotine plutôt que d'ouvrir le bec. Pourquoi se tuent-ils ? Affaire de moeurs. Ainsi finit Soleillant, d'un coup de poignard un soir de revenez-y et de hardiesse mal calculée. Un des quatre buts du législateur quand il inventa la Guyane fut le relèvement moral du condamné. Voilez-vous la face, législateur ! le bagne c'est Sodome et Gomorrhe - entre hommes.
Et une case ressemble à une autre case. Et je m'en allai.

[…]

Le doublage ? Quand un homme est condamné de cinq à sept ans de travaux forcés, cette peine achevée, il doit rester un même nombre d'années en Guyane. S'il est condamné à plus de sept ans, c'est la résidence perpétuelle. Combien de jurés savent cela ? C'est la grosse question du bagne: Pour ou contre le doublage. le jury, ignorant, condamne un homme à deux peines. le but de la loi était noble: amendement et colonisation, le résultat est pitoyable. Et ici, voici la formule: le bagne commence à la libération.

[…]

LETTRE OUVERTE A MONSIEUR LE MINISTRE DES COLONIES

Monsieur le Ministre,

J'ai fini.
Au gouvernement de commencer. […]


Une série d'articles audacieux, captivants et finalement très modernes de par ses thèmes et son style - même si certains passages sentent un peu la naphtaline (sur le colonialisme, l'homosexualité, etc).

Je conseille aussi vivement Tour de France, tour de souffrance (1924) et Chez les fous (reportage publié en 1925 qui fut à l'origine de la reforme des asiles psychiatriques en France).
Lien : http://logresse.blogspot.com..
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Pour nous Français de 2023, c'est-à-dire un siècle après la parution du reportage d'Albert Londres, l'horreur du bagne de Guyane n'est plus un mystère. Nous avons tous et toutes en tête des images, des noms, des impressions. Et pourtant ! La lecture d'Au bagne reste un choc, et est encore capable de nous indigner. le système pénitentiaire français, en voulant protéger la société des éléments jugés dangereux, a créé un monstre, dont tout le monde sur Guyane percevait pourtant l'absurdité, la cruauté et surtout l'inefficacité, mais dont pas grand monde ne semblait s'émouvoir en métropole, faute d'une image précise de la situation. Il aura fallu ce reportage, qui se termine par une lettre ouverte au ministre des colonies, pour créer une onde de choc. Mais la fermeture complète et définitive n'était pas encore au programme. le bagne, décrit par Albert Londres, non seulement ne permet pas aux hommes ayant purgé leur peine de "s'améliorer" pour se réintégrer dans la société, mais pire encore, le système d'assignation à rester en Guyane après leur peine, sans ressource, sans travail, sans toit, les oblige pour survivre à commettre encore pire. le texte d'Albert Londres est très agréable à lire, il est très ironique, souvent drôle même ; la lecture est parfois un peu compliquée par les termes d'argot des bagnards, mais auquel on finit par s'habituer. Même si, une siècle plus tard, les bagnes tels celui de Guyane n'existent plus sous cette forme, cette lecture invite à réfléchir à la notion de peines de prison et de réinsertion.
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