L'oeil du léopard

Le léopard chasse dans les rêves de Hans Olofson.
Le terrain est un paysage fuyant, le bush africain se décale constamment et devient son propre espace intérieur. La perspective change. Parfois il se trouve devant le léopard, parfois derrière, de temps en temps il est le léopard. Dans son rêve, il règne un crépuscule permanent. Il se tient dans les herbes hautes au beau milieu d'une plaine. L'horizon lui fait peur. Le léopard est une menace qui revient nuit après nuit et qui s'approche de lui.

Dans le temps, on recevait des coups de fouet, chose qui n'est plus possible. Aujourd'hui, les fouets sont invisibles et ne laissent des traces qu'à des endroits fragiles tels que le cerveau et le coeur.

Je m'en vais d'ici pour ne plus jamais revenir, songe Hans. Tout ce que j'emporte, c'est une pierre aux veines bleues et une pochette de cuir avec une poudre de dents de crocodile...
Que fera-t-il une fois rentré dans son pays? Partir à la recherche de sa mère est la seule chose importante qu'il arrive à imaginer. Si je la retrouve, se dit-il, je pourrai lui parler de l'Afrique. De ce continent blessé. De sa superstition et de son infinie sagesse. De sa misère et de sa souffrance que nous, les Blancs, lui avons imposées. Mais je pourrais aussi lui parler de l'avenir de l'Afrique, dont j'ai vu moi-même des signes précurseurs.

Un an s'écoule.
Un matin, il voit un cobra étincelant glisser dans l'herbe humide juste devant ses pieds.
La nuit, il entend l'hippopotame soupirer du côté du fleuve, il voit des feux brûler à l'horizon et il perçoit le bruit lointain des percussions comme une langue difficile à déchiffrer.
L'herbe à éléphant brûle et les animaux se sauvent. Il imagine un champ de bataille, une guerre qui se poursuit depuis la nuit des temps...
L'inconnu m'effraie toujours autant que le jour où je suis descendu de l'avion et où le soleil rendait le monde aveuglant, constate-t-il. Je suis conscient de me trouver à la fin d'une époque qui va être remplacée par une autre et qu'une catastrophe se prépare. Je sais que je suis blanc et beaucoup trop visible. Je sais que je fais partie de ceux qui succomberont sur ce continent. Et pourtant je reste.

Une nuit d'hiver, j'ai traversé le fleuve en rampant sur l'arche métallique du pont. La lune me regardait du ciel avec son oeil de loup. J'étais tout seul. J'avais quatorze ans et je ne suis pas tombé. Mais ensuite quand Sture a voulu faire comme moi...
Il s'interrompt dans sa réflexion. Il entend quelqu'un ronfler. Le bruit vient du toit du wagon.

L'air incroyablement chaud et saturé d'odeurs mystérieuses inonde son visage. Un paysage écrasé par le soleil, comme une photographie surexposée, défile devant ses yeux.

Mais plus il a l'impression de comprendre, moins le continent africain lui parait saisissable.Il commence à deviner que l'Afrique n'est pas une entité, du moins pas une entité dans laquelle il peut pénétrer avec des idées toutes faites.
Ici, il n'y a pas de mot de passe.Les dieux et les ancêtres se prononcent avec autant de netteté que les vivants.
Les vérités européennes perdent leur validité dans ces savanes interminables.

Hans Olofson ressent une inquiétude sourde.bien plus tard il saura pourqoui....

Avec son intuition d'enfant, il comprenait qu'il était impossible qu'un marin se plaise dans un endroit ou l'horizon était caché par une forêt dense, recouverte de givre.

Ce sont les Africaines qui portent le continent sur leur tête. Voir une femme avec sa lourde charge donne une impression de force et de confiance en soi, mais personne ne saura que des souffrances physiques résulteront fatalement de ces efforts.