COUP DE COeUR
le narrateur est un chanteur qui a eu ses heures de gloire avec sa chanson "coeurs déchirés", désormais considéré comme ringard, il trouve refuge dans l'hôtel-pension tenu par Jésus. Il finit par prendre ses quartiers dans ce lieu où vivent des solitaires sans attaches, une "bande d'handicapés sentimentaux" au célibat non choisi qui vivent la nuit en enchainant les discussions autour du juke-box. Chacun paye sa chambre selon ses moyens du moment, il y a là deux anciens taulards, un ancien catcheur, une représentante en encyclopédies, un simple d'esprit, un architecte qui a réussi à amener la mer à Paris... Ces laissés pour compte de la société vivent là paisibles et solidaires; ils ont reconstitué la famille qui leur manque.
Une jeune fille a l'habitude de les rejoindre le soir après avoir quitté la caisse de son supermarché, elle aussi finit par s'installer dans ce lieu où elle se sent bien, ses compagnons la prénomment Jolene du nom de la chanson qu'elle écoutait tous les soirs au juke-box. Jolene la femme forte de la chanson de Dolly Parton. Jolene n'est pas particulièrement belle, elle est mal coiffée, porte de grosses lunettes et est en surpoids "même son enfance n'est pas belle."
Un coup d'éclat de Jolene face à un employé qui vient relever le compteur à gaz va forger sa réputation de personne qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. La rumeur aidant, l'hôtel attire toutes sortes de "recalés de la société", la légende de Jolene et du bar de Jésus sont nées. Jolene a réussi à faire le lien entre tous ses compagnons "Elle a réussi à créer un "nous" avec des gens qui n'étaient jamais parvenus à être un "je"." A partir de ce jour vont converger vers l'hôtel tous ceux qui sont en colère, victimes de petites violences au quotidien, victimes d'humiliations, de moqueries par rapport à leur physique, leur origine... Des invisibles, des bras cassés, des estropiés sociaux que Jolene accueille et écoute dans cet hôtel devenu quartier général d'un combat pour le droit à exister.
Le côté fantaisie fortement marqué dans les précédents romans de
Gilles Marchand est ici beaucoup moins présent. La fantaisie apparait par petites touches ou au détour d'une phrase et ses trouvailles sont comme d'habitude fabuleuses... Je n'oublierai pas la liquéfaction d'Alphonse qui a trop cru en ses rêves, le bizarrotron qui mesure le degré de bizarrerie de l'instant, le réverbère complice, l'odeur Suzanne qui dispose d'une chambre... La fantaisie est moins présente mais toujours aussi délicieuse. Dans ce roman la dimension politique prend le pas sur le reste,
Gilles Marchand nous conte une histoire qui trouve un incroyable écho avec le mouvement des gilets jaunes et avec les invisibles qui ont fait tourné la France pendant le confinement. Il nous offre, entre autres, une description magnifique du métier d'éboueur, l'histoire bouleversante d'une ex star du cinéma, des passages poignants sur la vieillesse, à chaque fois tout est subliment dit en quelques pages.
Gilles Marchand confirme ici son talent, son art du mot et de la phrase qui font mouche. Je ne peux pas lire ses romans sans une bonne réserve de post-it tellement j'ai besoin à chaque fois de garder une trace de ses phrases qui me touchent par leur inventivité ou par la profondeur du message véhiculé.
J'ai tout aimé dans ce roman. Une héroïne inoubliable qui mène une rébellion collective le poing levé à l'image de la sublime couverture du roman au titre si bien trouvé, une Jolene qui aide ses compagnons à relever la tête. Une galerie de personnages hors normes plus humains et émouvants les uns que les autres. L'hôtel, lieu unique où se déroule toute l'histoire, qui devient un personnage à part entière. Une construction narrative habile qui nous fait dès le départ craindre le pire pour tous les personnages auxquels on s'attache très vite. Un dénouement inévitable raconté avec une sobriété que j'ai beaucoup appréciée. Un récit imprégné de multiples références musicales chères à l'auteur. le regard plein d'humanité de
Gilles Marchand sur ces exclus, un regard aiguisé sur notre société qui marginalise ceux qui ne rentrent pas dans la norme. Un subtil mélange de légèreté, de mélancolie et de gravité.
Un roman original, sensible, tendre, drôle, engagé, poétique. Un livre hommage aux invisibles qui a été pour moi un régal de lecture. Un de mes plus gros coups de coeur de cette rentrée !
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