Zen ou l'art de pédaler

Sans doute la mort prématurée de mon frère René, âgé de 22 ans à peine, dans un accident de spéléologie en Papouasie-Nouvelle-Guinée en 1979, précipita-t-elle mon inéluctable départ pour ce voyage initiatique qui allait durer sept ans, le temps d'un cycle. De sa vie brusquement arrêtée au mouvement perpétuel de mes pédales, je lui rendis un hommage vibrant, avec la conscience aiguë de mon étrange ange gardien assis sur mon porte-bagages. Il était parti trop tôt, je reviendrais très tard. Il était mort noyé abruptement dans la mégadoline de la Kava Kuna, à moins 300 mètres, je relèverais avec douceur en rayonnant sur les pistes himalayennes. De l'ombre à la lumière, de la Terre-mère au Ciel-père, tout simplement «René». Prodigieuse bicyclette, lumineux voyage.

Mon premier contact avec une bicyclette fut brutal : à sept ans, je marchais imprudemment sur le bord d'une route de Genève, ma ville natale, lorsqu'un cycliste eut juste le temps de serrer ses freins pour éviter le pire. Son pneu avant frotta le dessous de mon oeil gauche, laissant une marque encore visible aujourd'hui : «Être piqué par un rayon de bicyclette», dit l'expression consacrée. Je ne crois qu'au hasard et c'en fut un, un de ceux auxquels on ne prend pas garde. A cause d'un seul instant d'inattention, ma vue, indemne, se doubla d'une vision. J'étais «vélorienté» : la bicyclette allait m'emmener partout, des terrains connus aux terres inconnues.