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EAN : 9782840161035
350 pages
Presses Universitaires de France (28/03/2012)
5/5   1 notes
Résumé :
Du dispositif clinique de Léonce Perret dans Les Mystères des Roches de Kador (1913) aux labyrinthes lynchiens d’Inland Empire (2006), de secrètes résonances relient des films que tout, de leur régime d’images à leur forme de récit ou à leur inscription culturelle, contribue à éloigner. Ils se nourrissent pourtant d’une même énergie créatrice en puisant, selon des modalités et un travail très différents, aux puissantes fantasmagories du rêve.
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Inland Empire : « endo-montage » du film par le rêve
11Inland Empire se dérobe à une mise en récit à travers la multiplication indifférenciée des fictions possibles et via les renaissances périlleuses des personnages. Cependant, l’œuvre ne cesse de nous défier dans la recherche d’un sens oublié. Souvenons-nous de la première séquence, si un tel découpage a encore lieu d’être. Un homme et une femme, le visage caché par un flou partiel, rentrent dans une chambre d’hôtel, vraisemblablement pour une passe. La marque figurative du flouté évoque à la fois l’imaginaire de la prostitution clandestine en Europe de l’Est et la fabrique indéfinie des êtres de l’écran propre au cinéma de Lynch. Dans Mulholland Drive déjà, les rôles perdent la tête et changent de visage d’une scène à une autre. Ici, le personnage féminin ne cesse d’exprimer dans le couloir de l’hôtel, en polonais, sa difficulté à reconnaître ce qui semble s’être déjà passé comme si elle venait frapper à la porte d’une autre histoire, oubliée ou cachée.

14 Freud Sigmund, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962 (1905), p. 68.
15 Botella César et Sára, « Figurabilité et régrédience », op. cit., p. 1203.
12Pareils procédés éclairent la notion freudienne de préhistoire personnelle. Selon la théorie de la sexualité en 1905 : « C’est l’amnésie infantile qui crée pour chacun de nous dans l’enfance une sorte de préhistoire et nous cache les débuts de la vie sexuelle14. » Seulement dans l’œuvre de Lynch la personne et le personnage n’ont pas d’identité psychologique. Ce sont des créatures modelées à souhait par les obsessions démiurgiques du hors-cadre. À travers leurs inexorables transformations, empreintes de cri, de déchirure et d’éblouissement, le spectateur a néanmoins accès à une dynamique psychique non déterminée par l’histoire. La préhistoire « n’est pas ce qui précède l’histoire, mais ce qui lui échappe15 ». Elle ne peut être révélée selon les Botella que par un travail de figurabilité en séance, notamment lors de la reconstruction des rêves, à la place des souvenirs intraçables.

13Le film convoque l’état de séance régrédient de la cure psychanalytique par des remises en scène d’un tel dispositif. Un des rôles joué par Laura Dern, après avoir grimpé des escaliers sombres et sales, arrive en piteux état dans un bureau crasse. Elle s’adresse avant de s’asseoir face à lui, à un petit homme rondouillard, lunetté et suintant : « Je ne comprends pas ce que je fais ici. […] On m’a dit que vous pouviez m’aider. Il faut que je vous dise la chose. Tant pis pour mon amour propre ». Son interlocuteur écoute silencieusement cette vieille histoire, violente et traumatique (il est question de viol, d’énucléation, de castration) en n’intervenant qu’exception- nellement. Difficile dès lors de ne pas penser à une séance psychothérapeutique trash. Elle sera montrée et montée de façon linéaire et fragmentaire à quatre reprises, extraits entrecoupés par d’autres expositions fictionnelles : l’irréalité de la vie pavillonnaire de Sue et son mari, les sombres histoires en Pologne, le réemploi des Rabbits (épisodes tournés par Lynch en 2002 avec des personnages portant des têtes d’âne en fourrure). Les différentes anecdotes racontées, supposées personnelles, font écho à des éléments narratifs qui traversent les différents univers : l’infidélité de la femme avec un amant bien monté, la violence du mari stérile à coup de pied de biche, sa disparition en Europe avec des saltimbanques du cirque. Lors du deuxième retour en séance, se superposent notamment des images qui illustrent le discours sur le personnage du fantôme, l’homme mystère du cirque qui hypnotise, qui dirige et qui disparaît. On peut parler de figurabilité dans la mesure où ces plans hallucinés, dérivés d’une parole analytique, appartiennent à plusieurs sujets, sont à la croisée de plusieurs histoires. Pour le dernier passage dans le cabinet des aveux, le tout début de la séance est d’ailleurs rejoué selon un principe de suppressions-surimpressions dans l’enchaînement des plans, avant d’être prolongé.

14La reprise condensée débouche ainsi sur un discours inédit soulignant les difficultés de compréhension de tout un chacun. La femme battue, qui n’hésite pas à se défendre, avoue que son problème, partagé par la plupart des spectateurs, consiste à ne pas savoir ce qui relève de l’avant et de l’après. Elle précise : « Je ne sais pas ce qui est arrivé en premier et c’est ça qui a niqué ma tête. » Juste après, des plans jamais vus mettent en scène la dispute, précédemment relatée en séance, entre l’homme trompé et la femme enceinte dans le pavillon de banlieue déjà investi, le décor du tournage de la maison de Smithy étant devenu un lieu fictionnel. Mais au-delà de la réflexion sur le désordre inintelligible du récit, les passages d’images et de mots logés dans la pièce d’en haut dépassent justement cette impasse. Devant la confusion des sens, l’embrouille de la mémoire, la mise à mal de la succession temporelle, il est davantage question de remarquer les formes processuelles que de se rappeler un contenu historique ; davantage question de construire que de comprendre.

16 Freud Sigmund, « Constructions dans l’analyse », op. cit., p. 273. La préhis- toire correspond à ce (...)
17 Notons que lors du deuxième passage, la femme se réfère au village de son amant. Les gens y font de (...)
15C’est la figurabilité, processus régrédient, qui indique la voie de la construction16 dans Inland Empire. Pareil enjeu pour le spectateur passe par un remontage du film par le rêve. La recherche d’une préhistoire envisage le film comme un rêve17 figurable-partageable-transférable en état de séance. Ce que les Botella, prolongeant le travail d’André Green sur la mémoire dans Le Temps éclaté, ont désigné comme rêve-mémoire. La notion s’impose à l’esprit via les déclarations de la patiente-spectatrice. Ses paroles relient l’état de séance analytique avec la projection cinématographique suite à un événement traumatique : « Je crois qu’après la mort de mon fils [surimpression d’un plan avec silhouette de dos] je suis passée par une mauvaise passe [fondu au noir]. Ça bougeait autour de moi et moi je restais au milieu, à regarder, comme dans une salle obscure, avant que la lumière se rallume. Je suis assise à me demander : Comment c’est possible ? » Plus loin, de retour à l’écran, elle prédit (en anglais, I figured) : « Un jour je me réveillerai et je comprendrai ce qui s’est passé hier. » Ajoutons que la plupart des rôles féminins souffrent d’oubli dans le film et ce dès le début. « L’oubli, ça n’épargne personne » dit bien la voisine à l’accent étranger avant de proposer un jeu fictionnel à l’actrice Nikki : « Et si aujourd’hui était demain. » Quand Sue, un personnage devenu réel par rapport à la fiction du méta-film, commence à se souvenir qu’elle est jouée par Nikki lors de son adultère avec Billy, elle évoque une scène en précisant : « C’était hier, mais je sais que ce sera demain. » Entre rêve prémonitoire et rêve-mémoire, Inland Empire se prête à la construction. La référence au rêve, mode de retournement cyclique du lendemain à la veille, vaut alors pour le retour du film sur lui-même. La reprise du mouvement de tête nous fait revenir dans le salon de Nikki avec son étrange invité, juste avant le générique de fin musical.

18 Les paroles inlassablement répétées de la chanson, Strange What Love Does, font écho à une des décl (...)
19 Cf., pour plus de précisions sur le montage des larmes, Arnaud Diane, « Crises de larmes et devenir (...)
16La pensée à laquelle le spectateur a accès repose sur ce qu’on pourrait nommer, en écho à l’endoperception des rêves, un « endo-montage ». Le film s’hallucine à plusieurs reprises en détachant des plans déjà vus ou à voir de leur contexte narratif et en les associant à des motifs figuratifs : éclat déformant du visage, arabesque floue du geste, tentation mobile de l’orifice, traversée du tissu plein cadre. Ce procédé intervient lors des basculements, clairement désignés comme des rêves, de la maison pavillonnaire aux rues de Inland Empire. Sue enfermée dans un décor de cinéma plus vrai que nature a le vague à l’âme. Adossée contre le mur rose d’une des pièces, un salon à moquette vert sapin, elle pleure devant les apparitions de femmes rutilantes, qui s’avéreront être ses copines de trottoir sur Hollywood Boulevard à L. A. Leur première prise de parole sous forme de questionnement dirigiste, « Hé, regarde-nous et dis-nous si tu nous reconnais », évoque, clin d’œil au désir de star qui sommeille en toute femme fardée chez Lynch, leur ressemblance frappante avec des actrices hollywoodiennes glamour : d’Angelina Jolie à Kate Beckinsale. L’ambiance est salace. Puis à tour de rôle, plongées dans le noir, éclairées par un projecteur danseur, elles énoncent le programme onirique au rythme d’une chanson aussi percutante que lancinante, Ghost of Love18, écrite et interprétée par David Lynch : « Plus tard, tu rêveras, dans une sorte de sommeil, et quand tu ouvriras les yeux, quelqu’un de familier sera là. » Le passage du plan des mains fermées à la vision les mains ouvertes provoque un changement de décor mais déclenche aussi une variation d’image (luminoisité, grain, tonalité) sans parler de l’opération de démaquillage sur les visages. Pour mieux voir. Dès lors, le plan du tourne-disque en noir et blanc, première donnée figurative et musicale du film, retourne à l’écran. De même fait retour la pleureuse polonaise enfermée dans sa chambre devant un écran télévisuel au début de Inland Empire19. Son contrechamp dévoilait, lors du montage alterné de son visage, des fragments parfois accélérés de la fiction à venir. Elle est revue ici verser une larme sur la joue droite en un seul plan, comme si la continuité reposait toujours sur une discontinuité préalable. Son visage réapparaît en surimpression sur l’insert du tournedisque dans une lumière éblouissante, puis c’est au tour d
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1/ Cette construction en trompe-l’œil, où le rêve se fait passer pour la réalité diégétique du film, est particulièrement présente dans la production américaine contemporaine, friande de jeux « postmodernes » sur les limites du réel. Nous nous intéresserons à trois cas en particulier : Total Recall (Paul Verhoeven, 1990), Matrix (Andy et Larry Wachowski, 1999), et Vanilla Sky (Cameron Crowe, 2001).

5D’un point de vue narratologique, comment le rêve est-il ici masqué et travesti en réalité ?

Total Recall repose sur une ellipse : l’endormissement de Quaid (Arnold Schwarzenegger) n’est pas clairement montré. La suite du film peut ainsi signifier la révélation d’un (réel) complot ou au contraire être lue comme le rêve promis par Rekall, société spécialisée dans l’implantation de souvenirs artificiels. Cette ambiguïté est maintenue jusqu’au dénouement, le Happy End qui clôt l’aventure sur Mars et son fondu au blanc renvoyant tout aussi bien à la lobotomisation du personnage dans la réalité.

Dans Matrix, les choses sont plus simples : le film prend appui sur un début in medias res. Le personnage principal Neo (Keanu Reeves) est appelé à « se réveiller » et à découvrir que ce qu’il croyait être la réalité n’est qu’un rêve organisé et interpersonnel : le grand endormissement-asservissement de l’humanité par les machines précède le début du film1.

Vanilla Sky repose sur un narrateur non fiable (unreliable narrator)2. En effet, le film est le récit fait par David (Tom Cruise) depuis sa cellule de prison alors qu’il rêve encore. La fin de Vanilla Sky apprendra au spectateur que tous les événements depuis un certain matin n’étaient que le rêve géré par la société L. E. (Life Extension) tandis que le corps de David était en état d’hibernation, cryogénisé. Pour cacher sa source et sa nature, le rêve procède de plus à une sorte de « raccord », au sens où son début ne coïncide pas avec l’endormissement, mais le précède de manière donc à le recouvrir et l’effacer.

6Suivant le moment où le réveil intervient, on discernera donc trois cas :

Le rêve est incertain : dans Total Recall, l’hypothèse est formulée à l’intérieur du rêve mais n’est pas vérifiable puisque, si réveil il y a, il est rejeté après la fin du film.

Le rêve est certain : Matrix est l’histoire d’un réveil-ce qui d’ailleurs s’exprime dans le fait que le renversement des apparences se situe au début du film, contrairement à nos deux autres exemples.

Le rêve est probable : il est dans Vanilla Sky l’explication « rationnelle » qui rend compte de manière cohérente de tous les événements, là où, dans Total Recall, les deux hypothèses restaient concurrentes. Même si on n’assiste pas au réveil, il est la conclusion apparente du film3.

7Il n’échappera à personne que, dans les trois films mentionnés, le terme de rêve ne peut être pris que dans un sens large puisqu’il est à chaque fois soumis à une hypothèse science-fictionnelle : celui d’un état léthargique artificiel et commandé, dont le contenu onirique est lui-même plus ou moins programmé (par la société Rekall, par la Matrice ou par la société Life Extension). Cette programmation et ses dysfonctionnements recouvrent la dichotomie entre réalisme et onirisme, l’illusion réaliste et les sensations du rêve ou du cauchemar.

8Le propre du trompe-l’œil onirique consiste à circuler de l’objectif au subjectif-de la réalité diégétique au rêve du personnage-en se passant de tout code de différenciation et même en effaçant tout ce qui serait susceptible de fonctionner comme un marqueur de changement de régime ontologique. Il s’agira par exemple de l’usage de fondus enchaînés ou d’un passage du noir et blanc à la couleur (comme dans Le Magicien d’Oz). Cela recouvre ce que François Jost entend par l’expression d’« opérateur de modélisation4 ».

9Cependant ce procédé de trompe-l’œil n’est pas nouveau et on y reconnaîtra aisément un ancêtre fameux : La Femme au portrait (The Woman in the Window, 1944) de Fritz Lang. Le film de Lang est composé pour l’essentiel d’un rêve qui n’est pas signalé comme tel : ce n’est qu’à la fin du film, lorsque nous voyons le personnage se réveiller, que nous comprenons qu’aucune de ses péripéties tragiques ne s’était réellement passée.

10D’aucuns pourraient objecter que, contrairement au phénomène que nous tentons de cerner, le film de Lang recourt justement à un code spécifique pour marquer le passage de la réalité diégétique au rêve puisqu’il utilise un fondu enchaîné. Voici rapidement la description de cette scène charnière de La Femme au portrait. Le professeur Wanley (Edward G. Robinson) pose son verre sur la table à côté de son fauteuil et un fondu-enchaîné nous montre en gros plan une pendule. Plan suivant : le garçon du club vient réveiller le professeur. À la fin du film, le spectateur découvrira que tout ce qui était advenu à partir de ce fondu-enchaîné, la rencontre avec la femme au portrait (Joan Bennett) et surtout le meurtre qui s’ensuit, n’étaient que le rêve de Wanley. Entre les deux, rien ne s’était « réellement » passé.

11Dissipons l’ambiguïté : dans le film de Lang, le passage de la réalité au rêve se fait lors d’un fondu-enchaîné, mais non par un fondu-enchaîné. Celui-ci n’intervient pas comme code du passage au rêve mais pour signifier une ellipse temporelle (le temps qui passe) : ce n’est que rétrospectivement que le spectateur sera amené à réinterpréter son sens. Mais dans un premier temps, le spectateur interprète le fondu enchaîné comme le signalement d’une ellipse, neutre du point de vue de la modalité du récit. Bref, l’évidence d’un code cache ici l’éventualité d’un autre de ses usages, et le passage au rêve, quant à lui, n’est pas signalé en tant que tel.

12Or le rêve de La Femme au portrait frappe par son refus de l’onirisme. Pour citer Reynold Humphries, « c’est Luc Moullet qui a mis le doigt sur le noud du problème : “La fin du film réside dans l’aspect naturel, anodin, réaliste des détails montrés. […] C’est l’absence de tout élément inquiétant qui inquiète le spectateur, la nature de l’action devant normalement inquiéter.5” » C’est en cela que, toujours d’après Humphries, Lang s’opposait à la doxa réaliste hollywoodienne puisque, selon celle-ci, mettre en scène un rêve impliquerait d’en afficher les traits oniriques pertinents. Nous importe ici ce paradoxe apparent : l’onirisme résulte de l’exigence réaliste hollywoodienne.

13Dans La Femme au portrait, l’étrangeté n’est donc pas là où on l’attend et la poétique du rêve s’efface devant les effets de signification. Le film figure le travail du rêve : loin de naître ex nihilo, le rêve se greffe sur les éléments du réel (la femme au portrait, les employés du club qui deviennent les personnages de l’intrigue policière, la discussion sur le désir avec les collègues etc.). L’hypothèse freudienne du travail du rêve est employée ici dans son ambiguïté : en recyclant le matériau de l’état de veille en scénario rêvé, elle assure une continuité diégétique entre rêve et réalité alors même que ce recyclage peut également être le signe du rêve.

14Une fois la clef découverte, il est aisé d’interpréter les péripéties du film en termes de lutte entre le Ça et le Surmoi : le rêve du personnage révèle son désir (rencontrer Joan Bennett) et lui permet de le vivre tout en mettant en scène les mécanismes de censure qui s’expriment dans l’inéluctable châtiment (l’enquête policière, le suicide).

15En ce sens, le film de Lang serait clairement du côté de la rhétorique du rêve et son dénouement l’explicitation de la leçon qu’il porte.

Onirisme et nouvelles images : le rêve comme expérience
16À l’inverse de La Femme au portrait, Total Recall, Matrix et Vanilla Sky semblent explorer au profit d’une esthétique contemporaine les possibilités paradoxales du rêve et ainsi proposer, parfois à grand renfort numérique, des images nouvelles : paradoxes spatio-temporels, torsion de l’espace cinématographique, prolifération des doubles et dissolution de l’identité du sujet-personnage. Ces films proposeraient donc des figurations du rêve qui le constituent davantage en une expérience onirique tournée vers les sensations du rêve, du réveil et du cauchemar qu’en une quelconque leçon d’éthique.

17Dans chaque cas, on retrouve un jeu sur la figure du double. Cependant je m’attacherai à ce qui m’a semblé le plus spécifique à chaque film : Dans Total Recall, le rêve se signale par l’usage du cliché. Étant construit sur le modèle du fantasme et notamment du rêve diurne, le rêve du film appelle des situations à la fois fortes et convenues. Cet aspect se manifeste surtout dans les scènes d’actions ou d’amour, et il atteint son apogée avec la dernière image du film qui confine à la parodie de Happy End, le couple héroïque s’embrassant sur fond d’aube nouvelle martienne.

18Matrix use pour sa part du bullet-time, seule véritable figure de l’hétérogénéité entre le monde réel et le monde de la Matrice.

19L’illusion de Matrix est globale, radicale et universelle : ce que nous nommons « réalité » n’est pas le réel. Le paradoxe, c’est que le monde du rêve est la réalité du spectateur. Le « bullet-time » est nommé ainsi en raison de la scène qui l’illustre et où Neo parvient à éviter les balles de son adversaire en ayant une perception « irréelle » du temps. Il s’agissait pour les réalisateurs de Matrix d’arriver à un effet d’ultra-ralenti qui permettrait à la caméra de tourner autour de son objet, donnant ainsi le sentiment d’un déplacement sans durée, propre à signifier une spatialité artificielle. La solution pour parvenir à ce type d’images fut trouvée par John Gaeta : elle consiste à placer une centaine d’appareils photos le long d’un axe qui mime la trajectoire d’une caméra. Chaque appareil enregistre le sujet au même moment selon un axe différent. L’ensemble est analysé et reconstitué par un ordinateur de façon à produire l’illusion d’un mouvement de caméra.
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La solution pour parvenir à ce type d’images fut trouvée par John Gaeta : elle consiste à placer une centaine d’appareils photos le long d’un axe qui mime la trajectoire d’une caméra. Chaque appareil enregistre le sujet au même moment selon un axe différent. L’ensemble est analysé et reconstitué par un ordinateur de façon à produire l’illusion d’un mouvement de caméra. En un mot, cela ressemble à une séquence filmée alors qu’il s’agit de centaines de photos ou d’images fixes reconstituées. Le bullet-time se rapproche donc à la fois du ralenti onirique et de l’univers de la bande-dessinée, plus précisément des comics américains, dont il s’agissait de rendre un des effets.

20Dans Vanilla Sky, le travail du rêve opère sur le mode de l’assimilation inconsciente d’une culture populaire. À la fin du film, plusieurs moments du rêve sont repris et comparés à différents référents culturels (un album de Bob Dylan, Cary Grant, Jules et Jim.). La culture y devient comme un inconscient collectif, un réservoir d’images (Bob Dylan n’est plus ici de la musique mais une pochette de disque, soit du packaging). À ce jeu de références, s’ajoute l’image trompe-l’œil de la fin, si métonymique du film qu’elle en deviendra l’affiche : expression d’un monde trop beau et trop lisse pour être vrai, elle juxtapose un ciel immobile et le vent dans les cheveux de Tom Cruise.

21En résumé, ces trois types d’images établissent un rapport entre onirisme et culture populaire : onirisme comme cliché, comme image héritée des comics, et comme pop culture. Or cela n’est pas sans rapport avec le fait que ces films présentent une articulation différente au désir.

6 C’est d’ailleurs ce qu’explique le personnage du traître qui préfère une viande saignante illusoire (...)
22Chez Lang, en effet, on a vu que le désir était rêvé pour être condamné et finalement « éliminé » de la vie. Au contraire, ici le désir est rêvé pour être vécu : c’est une évidence dans Total Recall et dans Vanilla Sky qui sont construits sur le modèle du rêve diurne, mais cela se manifeste également dans Matrix, la Matrice étant censée remplacer avantageusement la vie réelle pour que les humains ne se rebellent pas6.

23Or ce changement du statut du désir a des implications par rapport au sujet-personnage, au spectateur et au statut de l’image filmique.

24En faisant du rêve une expérience proposée au désir du personnage, ces films dessinent une logique de l’effacement par opposition à une logique de l’accumulation dans la construction de l’intrigue et du personnage même. C’est ce que je me permettrai de nommer ici « l’effet Dallas », suite au problème qui se posa aux scénaristes de cette série en 1986 et à la solution qu’ils lui donnèrent. Cette année-là, l’acteur Patrick Duffy voulut reprendre le rôle de Bobby qu’il avait abandonné une saison auparavant. Or son personnage avait été éliminé, c’est-à-dire tué dans un accident de voiture. La solution pour laquelle les scénaristes optèrent fut confondante de simplicité : en se levant un beau matin, sa veuve, Pamela, découvrait son défunt mari dans la salle de bain et par conséquent comprenait qu’elle avait rêvé ce décès ainsi que tous les événements de la huitième saison. La neuvième saison effaça la précédente et commença à la fin de la septième. Nous avons donc affaire ici à un effet de trompe-l’œil onirique construit a posteriori. Mais ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas tant la grossièreté proprement rocambolesque du procédé que le fait qu’il soit lié à la temporalité propre des séries TV et surtout légitimé au nom d’un principe de plaisir qui est celui du spectateur (le retour de l’acteur favori).

25Car c’est quelque chose de semblable, me semble-t-il, qui se produit dans nos trois films. Le rêve est une expérience, mais d’abord une expérience pour le spectateur qui se voit par-là promettre comme un supplément émotionnel : un scénario plus plaisant et qui va souvent de pair avec l’avènement d’un héros, si ce n’est d’un messie. Parallèlement, le personnage se dissout, s’effaçant dans la seconde « réalité » qui lui est à chaque fois proposée. Aux personnages sans mémoire des séries TV, répond la facilité avec laquelle les héros adoptent leur nouvelle vie, ne semblant garder ni traces ni même nostalgie de l’ancienne. Ce motif de l’amnésie et la facilité des personnages à passer d’une vie à une autre sont frappants dans les trois films : Schwarzenegger trace un trait sur femme et amis pour devenir un héros ; Keanu Reeves laisse sans regret derrière lui un passé indéfini, comme s’il avait toujours été un individu seul dans la foule, presque une abstraction ; et Tom Cruise ne pleure guère son amour perdu quand il apprend qu’elle n’était plus qu’un rêve. Tous sont impatients de goûter leur nouvelle vie et bien prompts à effacer l’ancienne, au point qu’on pourrait penser qu’ils n’ont jamais cru eux-mêmes à cette dernière tant ils semblent n’en avoir aucun regret.

Résurgence de la rhétorique : le cinéma contemporain est-il sceptique ?
26Mais c’est aussi pourquoi la rhétorique n’est pas exclue de ces trois films. La jouissance des images que permet l’hypothèse du rêve s’accompagne là encore d’un discours et d’un effet de sens : à force de penser le rêve comme réalité, c’est le réel qui bien sûr finit par s’offrir comme un songe. Derrière ces jeux baroques se dessinerait donc une longue tradition de pensée : l’expérience du rêve comme argument sceptique. Rien ne permet de distinguer le rêve de la réalité si ce n’est le réveil lui-même : ce n’est donc jamais que rétrospectivement qu’on peut s’assurer qu’on rêvait et a contrario on ne peut donc jamais être sûr d’avoir affaire à la réalité. Dans l’histoire de la pensée, le rêve est donc un des arguments mobilisés pour mettre en doute la réalité des objets, voire du monde extérieur : il est utilisé depuis les sceptiques antiques comme Sextus Empiricus jusqu’à Descartes qui radicalisera cet argument par l’hypothèse du Malin Génie.

7 Soit dans le texte : «we can’t snap you out of your fantasy».
27Or il s’agit là de discours qui sont explicitement tenus dans nos films : Dans Total Recall, l’hypothèse du rêve est formulée aux deux tiers du film par un personnage secondaire, le « Docteur » Edgemar (Roy Brocksmith) qui rend visite à Quaid pour lui révéler que rien n’est réel : il suit seulement le programme promis par Rekall, mais, à la suite d’un dysfonctionnement-sorte d’« embolie onirique »-il vit une hallucination paranoïaque qu’il invente au fur et à mesure. La difficulté étant qu’on ne peut sortir quelqu’un de force de son fantasme7, Quaid doit décider de l’intérieur de son rêve de le quitter et avaler une pilule rouge, symbole de son désir de revenir à la réalité, s’il ne veut pas être lobotomisé à son réveil. Cette alternative, en apparence indécidable, sera résolue par Quaid d’une manière dont nous verrons qu’il y a à redire : voyant une goutte de sueur perler du front de son interlocuteur, il en conclut qu’il est bien réel et que cette hypothèse du rêve n’est qu’un piège.

28Soulignons d’ores et déjà qu’il y a deux différences majeures avec le film de Lang. Premièrement, il n’y a pas de scène de réveil et le statut de ce qui est vu pourrait ainsi demeurer dans l’ambiguïté. Secondement, la scène clef qui formule l’hypothèse du rêve se résout justement dans l’affirmation contraire : Quaid tire sur le Dr Edgemar et le film continue sur sa lancée, niant qu’il ne puisse être qu’un rêve. Or ceci est essentiel, non pas tant parce que le film maintiendrait l’ambiguïté par rapport au dénouement explicite de La Femme au portrait, que parce que cela exprime une dimension totalement absente du film de Lang, à savoir que le sujet du film serait cette indiscernabilité même du rêve et de la réalité.

8 « Have you ever had a dream, Neo, that you were so sure was real ? What if you were unable to wake (...)
9 Par exemple During Elie, dans « Matrix » machine philosophique, Paris, Ellipses, 2003, p. 15 sqq.
29De même, dans Matrix, Morpheus inscrit explicitement le film des frères Wachowski dans cette tradition sceptique en demandant à Neo s’il n’a « jamais fait ces rêves qui ont l’air plus vrais que la réalité ? » Et d’ajouter : « si tu étais incapable de sortir d’un de ces rêves, comment ferais-tu la différence entre le rêve et la réalité8 ? » On comprend dès lors que le film ait nourri les rapprochements philosophiques, notamment avec la formulation contemporaine de l’hypothèse sceptique dite des « cerveaux dans une cuve » du philosophe Hilary Putnam9.

30Enfin, dans Vanilla Sky, la première entrevue avec le « support technique » de Life Extension s’articule également autour de la question posée à Tom Cruise de savoir s’il est possible de « faire la différence entre le rêve et la réalité », cette interrogation prenant un tour rhétorique.
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Dans le cinéma contemporain, nous sommes souvent confrontés aux marques de l’absence et de l’oubli. La compréhension pose alors problème : à quelle fiction adhérer, à quel régime du visible et du sonore croire, comment faire les liens entre des enchaînements blessés, à travers des trous noirs de l’image ? L’étude se porte ici plus précisément, quitte à oser des croisements avec The Element of Crime de Lars von Trier (1984) et My Own Private Idaho (1991) de Gus Van Sant, sur Mysterious Skin (2004) de Gregg Araki et sur Inland Empire de David Lynch (2006). Les rêves, tels qu’ils sont mis en scène, y ont de fait un statut qui dépasse plus ou moins clairement le point de vue individuel des protagonistes en mal-être amnésique (l’inspecteur Fisher, le délinquant Mike, le personnage Sue joué par Nikki, le jeune Brian). Ces passages oniriques prennent parfois l’ampleur et la teneur d’une fabrique filmique. En donnant accès à une mémoire sans souvenir, les œuvres en jeu rêvent avant tout du cinéma comme condition de la vie psychique, ce qui n’est pas sans risque et péril. La figurabilité du rêve construit de nouvelles issues face à l’apparente impasse du sens : règne de l’irreprésentable, opacité de la mémoire, impuissance du récit à faire histoire.

Figurabilité psychique et intelligibilité fictionnelle
1 Botella César et Sára, « Figurabilité et régrédience », in Revue Française de Psychanalyse, Tome LX (...)
2 Ibid., p. 1189.
3 Freud Sigmund, Totem et Tabou, trad. Serge Jankélévitch, Paris, Payot, 1967 (1912), p. 111.
4 Botella César et Sára, « Préface à la deuxième édition », in La Figurabilité psychique, Paris, Édit (...)
2Seul le travail de la figurabilité propre au rêve indiquerait une méthode d’approche pour ces films caractérisés par des accidents de la représentation, des entraves à la signification et des trous noirs en guise de souvenirs. Le concept de Darstellbarkeit, pris en compte par Freud dans L’Interprétation des rêves de 1900, a été récemment retravaillé dans le champ de la méta- psychologie par Cesar et Sára Botella. La portée de ces théories pour l’esthétique filmique permettrait de mieux caractériser l’effet-rêve de certaines œuvres cinématographiques qui nous entraînent sur une certaine voie psychique. La figurabilité se conçoit comme un travail de liaison convergente nécessaire à la vie psychique, un processus qui dépend de la voie régrédiente de la pensée. Le terme de régrédience, adopté par ces théoriciens postdiensfreudiens, dégage la « régression formelle », telle que Freud la décrit au chapitre VII de L’Interprétation, de toute connotation de retour en arrière par rapport au mouvement de progrès, à la voie progrédiente. Ils prennent pour exemple principal de la régrédience « l’activité onirique [qui] n’est en effet ni régressive, ni archaïque, et n’a pas moins de valeur que la pensée diurne ; elle est une autre façon de penser1 ». La figurabilité, « issue du “ canevas ” de la régrédience psychique2 », procéderait et dériverait « d’une fonction inhérente au psychique. exigeant un minimum d’unité, de cohérence et d’intelligibilité3 » pour reprendre la formule freudienne de Totem et Tabou. Le principe de cohérence-convergence, à même de lier les éléments hétérogènes présents simultanément dans la vie psychique, comprend le travail de figurabilité comme l’intelligibilité la plus élémentaire. Cette fonction de réorganisation serait à l’origine d’un « mouvement anti-traumatique de survie », d’un « vaste mouvement de liaison convergente nécessaire à la vie psychique, au moi, pour se figurer, se représenter, se penser, ainsi que pouvoir penser le monde4 ».

5 Botella César et Sára, « et régrédience », op. cit., p. 200.
6 Freud Sigmund, Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard, 1984 (1938), p. 184. D’après Freud, « Tou (...)
3Dans le champ de notre étude, il s’agit de caractériser un mode possible de pensée propre au monde filmique et à sa construction par le spectateur. Le rapport entre les mises en forme du rêve, le montage de la fiction et le sens du film s’articule selon divers degrés de cohérence et d’intelligibilité. Ces deux derniers critères sont d’ailleurs convoqués à la fois par la filmologie pour la construction diégétique et par la métapsychologie pour le travail de figurabilité psychique. La figurabilité qui opère au sein de l’état régré- dient de sommeil-rêve se distingue d’une simple mise en forme visuelle de la représentation. Pour les images-sons cinématographiques, ce processus interviendrait en termes de déplacement de motifs sur une autre scène, de création de figures, de réenchaînement par rapport à l’oubli. De façon à mieux distinguer les différentes poétiques du rêve, les trois modèles fondamentaux du rêve caractérisés par les Botella, liés à des modalités de figurabilité, peuvent être des marqueurs de l’analyse : rêve-réalisation de désir, rêve de la névrose traumatique et rêve-mémoire. Le rêve-réalisation de désir et le rêve de la névrose traumatique sont associés à une possibilité de remémoration : celle d’un souvenir refoulé de l’enfance, d’un souvenir résiduel du jour même, ou bien encore la mémoire des traces sensorielles qui redeviennent dès lors accessibles. Alors que le rêve-mémoire se conçoit par rapport à une absence de mémoire, pas de traces, pas de représentations. « Se référant à ce temps du rêve avant sa mise en mot, avant la mise en images, en scènes accessibles à une mise en narrativité, [il] constitue un modèle du “ rêve en soi ”, événement destiné à rester incompris5. » Le voir sans comprendre6, la dissociation originaire de la pensée entre voir et comprendre notée par Freud, reviendrait en tête au cinéma à travers le travail de figurabilité des rêves partagés pour être révélée, réveillée et, peut-être, dépassée.

4Dès lors on partira des caractéristiques formelles du rêve d’un personnage souffrant de névrose traumatique pour s’approcher de la figurabilité du rêve-mémoire dans Mysterious Skin. Puis on passera à Inland Empire qui ne peut être pensé que sur la voie régrédiente d’un bout à l’autre de son enchaînement somme toute problématique, la compréhension psychologique des protagonistes menant systématiquement à des impasses. La recréation poétique de l’état onirique lors de la projection cinématographique pourrait conduire le spectateur à plus ou moins surmonter la pression de l’incohérence fictionnelle et à « remonter le film par le rêve ».
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Mais que signifie ce discours prétendument sceptique ? Poussons jusqu’au bout les implications de cette rhétorique sceptique : l’ironie consiste précisément en ce que, l’endormissement ayant été supprimé, le rêve doit par certains traits se distinguer et se manifester comme tel. Or ces traits définissent aussi en retour le réel. De cela résulte un dogmatisme caché, non seulement sur ce qu’est le réel, mais encore sur la valeur qu’il faut lui attribuer. Ces films constituent selon nous une dévalorisations implicite du rêve comme opium du peuple (Total Recall et surtout Matrix qui est d’inspiration baudrillardienne-du moins officiellement) ou encore comme régression infantile (Vanilla Sky, et même l’original espagnol, insistent sur l’immaturité du personnage, sa difficulté à se comporter comme un adulte : en ce sens, l’histoire de Vanilla Sky ou d’Ouvre les yeux peut être vue comme le récit de l’acquisition du principe de réalité et du passage à l’âge adulte). Puisque le rêve y est une expérience plaisante, contrairement à La Femme au portrait où il constituait une leçon désagréable, le « retour au réel » ne peut se justifier qu’au nom d’une axiologie : celle de la réalité elle-même. Par conséquent, dans leur mise en scène du « retour au réel », chacun de ces films confère à la réalité une valeur dont le rêve semble a contrario dépossédé.

32De ce point de vue, c’est finalement Total Recall qui offre la réponse la plus intéressante à cette situation, non parce qu’il est celui qui parmi nos trois films conserve le plus l’ambiguïté, mais par le choix qu’il assume. Reprenons la scène du doute et de la goutte de sueur. Il s’agit là d’un cogito curieux : non pas « je pense donc je suis », mais « il transpire donc il existe ». Or sa signification est éminemment ambiguë, du point de vue ontologique comme du point de vue éthique : - Ontologique parce qu’il ne permet pas de trancher malgré tout ; c’est une fausse solution : le personnage de Schwarzenegger peut très bien rêver que le personnage transpire et il le rêvera peut-être d’autant plus que cela lui donne un alibi pour continuer de rêver et de réaliser son fantasme.

33De là la signification morale et éthique de cette scène : pour Schwarzenegger, le docteur est « réel » parce que sa peur, c’est-à-dire son corps (la transpiration), le trahit. Mais cette réponse peut aussi jouer comme un lapsus : l’argument « le réel, c’est la sueur » signifierait : « le réel, c’est le labeur ». Le personnage de Schwarzenegger, ouvrier de chantier, fait le choix du rêve parce que celui-ci est plus souhaitable et moins pénible que sa vie prolétarienne. Dans cette scène, c’est donc non un jugement mais un désir qui s’exprime et l’emporte. L’ambiguïté demeure de ce qu’on peut interpréter ce choix de deux manières différentes : compris comme affirmation de soi et de son désir, ce geste a alors une dimension quasi nietzschéenne ; au contraire interprété comme expression de la servitude volontaire et caricature indirecte du cinéma d’action, il rejoint la critique du rêve (et par là d’un certain cinéma) comme « opium du peuple ». Cette alternative exprime en somme toute l’ambiguïté d’un Verhoeven qui ne cesse de vouloir gagner sur les deux tableaux : se moquer du cinéma hollywoodien tout en jouant sur le pouvoir de fascination qu’il exerce.

34En conclusion, si l’on revient sur le statut des trompe-l’œil cinématographiques contemporains et qu’on les compare à leur modèle langien, force est de constater que les problématiques ont changé : La Femme au portrait posait la question de la culpabilité, et non celle de la réalité. En effet, chez Lang, ce qui s’oppose au désir, ce n’est pas le réel, mais la loi. En identifiant le réel à un obstacle au désir, ces films contemporains se font plus « moralisateurs » et « conservateurs » que le film de Lang. Car c’est une chose que de dire que le réel se signale par le fait de résister au désir mais c’en est une autre de le définir par opposition au désir : dans un cas, le rêve était apprentissage de la sagesse, dans l’autre il devient exhortation à la résignation.

NOTES
1 Pour reprendre la classification genettienne, le récit de cet asservissement constitue donc une analepse externe. Cf. Genette Gérard, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 90-91.

2 Plus exactement-toujours selon le vocabulaire de Genette-une paralipse, soit l’omission d’un des éléments constitutifs de la situation dans une période en principe couverte par le récit. La paralipse est une altération consistant à donner moins d’information que nécessaire (p. 93-94 et 211-213). Ici, en dépit d’une focalisation sur le personnage principal, demeure caché au spectateur ce que celui-là considère avec sérieux qu’il est possible de se faire cryogéniser.

3 Le remake américain est à cet égard beaucoup plus affirmatif que l’original espagnol.

4 Jost François, L’Œil-caméra, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1987, p. 29.

5 Humphries Reynold, Fritz Lang cinéaste américain, Paris, Albatros, 1982, p. 106.

6 C’est d’ailleurs ce qu’explique le personnage du traître qui préfère une viande saignante illusoire au porridge de la réalité : la Matrice construite sur le modèle du Chicago de l’an 2000 représenterait donc un Eden de confort capitaliste.

7 Soit dans le texte : «we can’t snap you out of your fantasy».

8 « Have you ever had a dream, Neo, that you were so sure was real ? What if you were unable to wake from that dream ? How would you know the difference between the dream world and the real world ? ».

9 Par exemple During Elie, dans « Matrix » machine philosophique, Paris, Ellipses, 2003, p. 15 sqq.

AUTEUR
Aurélie Ledoux
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
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