Ne vous fiez pas à son titre tape-à-l'oeil : cet ouvrage, loin de tout ésotérisme de bazar, s'attache plutôt à passer en revue les mythes et autres légendes urbaines du Camino. Non pas pour les démonter ou les ridiculiser, mais plutôt pour les resituer dans leur contexte.
Avec une belle profondeur historico-encyclopédique, le professeur
Philippe Martin (Université de Lyon 2) essaie de nous immerger dans le contexte des principales époques qui ont contribué à la légende du Chemin de Saint-Jacques.
Cet essai, qui se lit d'une traite tant il est addictif, commence par passer en revue l'extrême diversité des pèlerins qui veulent rejoindre l'extrême nord-ouest de l'Espagne :
« Les marcheurs ne savent pas se définir, mais se devinent différents... Si la communauté existe vue de l'extérieur, vue de l'intérieur, est-elle homogène ? L'enquêteur est immédiatement marqué par la diversité des figures qu'il rencontre. Un couple de Coréens qui, avant un mariage arrangé par leurs familles, se découvrent sous le regard d'un chaperon qui a tant de mal à marcher. Des convertis de fraîche date qui croisent ces catholiques en quête de paix. Un quinquagénaire soufflant sur son vélo, transpirant avec force, pour remercier le saint de l'avoir guéri d'un cancer. Une horde de jeunes Espagnols repus de joie d'avoir réussi leurs examens. Ce Néerlandais longiligne qui avance de plus de 60 kilomètres par jour. Ces Brésiliens qui enchantent le Camino de leurs légendes et de leurs rires. Et tant d'autres. »
Puis, débute l'esquisse du portait de Saint-Jacques, un exercice de funambulisme historique tant les sources sont nombreuses, souvent contradictoires et étalées dans le temps. Je vous laisse la découvrir par vous-mêmes et en faire votre propre opinion.
Philippe Martin nous éclaire toutefois sur l'esprit de cette enquête aux sources d'un vrai phénomène de société : en 2017, ce ne sont pas moins de 278'000 pèlerins qui ont accompli a minima les 100 derniers kilomètres de la « voie des étoiles ».
« Face à cette avalanche de doutes, l'historien doit avoir deux réflexes. le premier est de considérer que nombre de documents originaux ont disparu et que leurs copies doivent être analysées avec la plus grande prudence. le second est de ne pas commettre d'anachronisme. C'en serait un que de faire de nos auteurs des falsificateurs. Cette notion n'existe pas dans leur esprit : selon eux, pour qu'un légendaire survive, il doit s'actualiser, s'enrichir. le passé n'est pas une donnée figée, c'est une construction faite pour satisfaire les contemporains qui écoutent les histoires. Si nous utilisions un vocabulaire commercial, nous pourrions assurer qu'un pèlerinage - Compostelle ou un autre - est un « produit sacré ». À ce titre, on doit assurer sa promotion » !
La marche à pied est l'un des nombreux mythes à s'écrouler sous les coups de boutoir de la recherche historiographique de
P. Martin : contrairement à ce qu'on croit aujourd'hui, le chemin préféré des pèlerins pour arriver au but était... la mer ! Les jaquets d'Europe centrale et du nord débarquaient à La Corogne (Galice) d'où il ne leur restait plus que 70 petits kilomètres à parcourir. Quant aux Italiens, Autrichiens et Croates, ils passaient volontiers par le détroit de Gibraltar pour débarquer en territoire lusophone.
Autre légende véhiculée depuis la « redécouverte » du Camino dans le dernier tiers du XXe siècle : la capillarité exercée par les principales et autoproclamées « Voies de Saint-Jacques » sur le flot des peregrinos: voies d'Arles au sud, du Puy pour les Suisses et les Lyonnais, de Vézelay pour les Allemands et les Scandinaves, de Tours pour les Parisiens et les Belges... Contrairement aux marcheurs du XXIe siècle, leurs prédécesseurs entre le Moyen-Âge et le Temps des Lumières prenaient ce qui nous semble aujourd'hui de grandes libertés avec les soi-disant itinéraires « officiels » : très souvent ils faisaient des détours pour visiter le tombeau d'un ou plusieurs saints dont ils voulaient vénérer les reliques. Si Saint-Jacques était la finem ultimum (le but à atteindre), cela n'empêchait nullement « la concurrence sainte » de mériter un crochet.
Idem pour la phrase souvent lue et entendue : « les pèlerins d'autrefois devaient revenir à pied de Galice. Ils parcouraient donc deux fois le chemin. » Selon les récits d'archive épluchés par l'universitaire lyonnais, il n'était pas rare que celui qui était venu plus ou moins à pied (« la triche » avec des tronçons franchis en calèche était courante !) rentrât chez lui en bateau depuis la Galice ou le Portugal !
Alors me direz-vous, pourquoi assistons-nous aujourd'hui à une telle simplification historique ? Eh bien! nous dit l'auteur, « Les instances européennes ont tout intérêt à
ce que le Camino existe : il sert à unifier des nations bien différentes ; il est la trace d'un passé d'échanges et de liens relativisant les guerres qui ont ravagé le continent. Même la figure de Jacques est transformée. Lui qui, pendant des siècles, a attiré des chevaliers participant à la croisade contre les musulmans, est désormais un pauvre qui chemine humblement à la rencontre d'autrui. le Chemin crée un sentiment d'identité, une identité vécue avec ces milliers de marcheurs, de cyclistes ou de cavaliers qui, tous les ans, lui donnent vie. »