C'est marrant comme parfois on pose un livre après l'avoir lu et il y a des images qui continuent à vivre. Parfois on se dit (et on a raison), que dans quelques années on ne se souviendra plus de l'histoire mais qu'il y aura toujours ces images comme gravées au fer rouge.
L'image qu'il me reste de «
Grâce et dénuement » d'
Alice Ferney, c'est celle de ce feu dans lequel on jette tout et surtout n'importe quoi, de l'âcre fumée noire, de la puanteur, des monceaux d'immondices qui jonchent le sol et de la ronde de manouches pouilleux, sales, vêtus de frusques, qui l'entourent.
L'image qu'il me reste d'«
Avant que le monde ne se ferme », c'est celle de ce feu crépitant, ce feu aux hautes flammes qui monte jusqu'aux voies célestes, ce feu aux ombres mouvantes habitées des anciens, sous les notes de Jag, et ces tziganes qui chantent la vie puisqu'il n'est rien de plus important.
Ce pourrait être deux images très différentes et pourtant elles recèlent la même poésie, la même ivresse de vie, la même humanité.
Alors imaginez. Imaginez qu'on vous invite, là, à vous asseoir près d'un grand feu, à former, vous lecteur, un cercle avec Stevan, Jag, Hristo, Samuel, Nava, Katok, Yadia, les Wittgenstein, tous les personnages qui peuplent la nuit de ce roman. On vous invite, donc, vous vous asseyez, devant vous le feu, brûlant, crépitant, avec des flammes qui montent jusqu'à ce ciel jonché d'étoiles et de promesses, derrière vous les ombres et le froid. Alors pour ne pas qu'elles s'approchent trop près quand même, ces ombres, pour les tenir à distance, vous alimentez le feu, pas question de le laisser mourir.
Les autres le font aussi : tous contemplent ce feu Anton pour ne pas qu'il soit feu, justement, tous l'attendent, tous l'espèrent, tous ne vivent que par ce regard posé sur lui. Et lui ? Et lui c'est la lumière. Qui ne vit que parce qu'on le lui a ordonné, qu'on a écrit, ou plutôt dit, son histoire. Que déjà tout est tracé, et qu'il faut suivre la voie que les signes ont nommée. Tous ces personnages ne vivent, n'existent, que par le regard qu'ils portent sur Anton, par l'attente de son retour (réel ou « à la vie »), de ses décisions (par exemple, remonter le cirque), allant même jusqu'à vivre pour lui, (Katok) (ou mourir pour lui, ce qui n'est pas si éloigné, comme Simon). Dans cette épopée messianique, Anton ne semble décider, au fond, de rien. Il se laisse porter, tout le long du roman, par les injonctions des autres, il n'y a ni refus, ni révolte, il s'abandonne à ce qui doit être. Anton est-il maître de son destin ? Dès avant sa naissance, des voix l'écrivent pour lui, à commencer par son père : il sera dresseur de chevaux, et il sera seul, sans les siens, à devoir porter leur mémoire. Même dans le ghetto tzigane, ce fatum lui est rappelé par Jion (p.72). Donc, il obéit. Il ne s'enfuit pas quand il en a l'occasion, il attend que tout le monde soit mort car tel est son destin. Même l'amour !!! Il refuse Nava car telle est la décision de son père (« Voici un frère pour Nava, voici notre fils »p.126). Katia, depuis qu'ils l'ont recueillie à neuf ou dix ans, disait qu'elle se marierait avec Anton. Ils se retrouvent, elle l'embrasse, il se « laisse faire » (quelle drôle d'expression !), il plonge dans cet amour parce qu'il a décidé de « dire oui », de l'accueillir. Et puis il se fait (enfin !) ce même questionnement, p.198-199 : cette parole oraculaire, où l'a-t-elle conduite ? Quand a-t-il été maître de sa vie ? le poème de Yadia, 14 ans plus tôt à Oulan Bator, augurait, écrivait déjà l'avenir… Et en même temps, il ne subit pas : il décide simplement d'assumer ce qui a été écrit pour lui. Très « garyen » (sic), très « promesse de l'aube » 😉
Les mots de Mascaro sont à eux seuls un voyage, d'une beauté saisissante et presque irréelle ; je crois que c'est pour cela que certains, dans les critiques que j'ai pu lire (magnifiques, pour certaines !), parlent d'un « conte » ; plus qu'un conte, c'est un chant : un chant qui nous emporte loin, très loin, haut, très haut au-delà des steppes des vallées et des montagnes ; loin au-dessus de la folie des hommes. le lecteur est un oiseau libre qui glisse, ivre du vent qui le porte, sans un battement d'ailes, sans lutte, un abandon consenti au défilement des paysages, aux voyages, aux tracés de ces vies que l'on croise et que l'on perdra du regard pour n'avoir en ligne de mire que l'horizon, toujours plus loin, toujours plus haut.
Il est évident que ce roman est promis à un bel avenir, d'ailleurs les critiques et les prix qui s'annoncent ne sont pas passés à côté du joyau 😉 Plutôt que d'écrire des lignes et des lignes sur les immenses qualités de l'oeuvre, je vais donc m'attacher à expliquer pourquoi je n'ai mis que 4 étoiles et pas 5 (original, non ?).
D'abord parce que je n'ai pas compris le passage sur Silke. Elle est ado au moment de la première rencontre, je suppose que protégée comme elle est, elle ne comprend pas trop ce qui se passe autour d'elle. Elle répète ce que dit son père sur les juifs et cie comme un perroquet, mais ça ne l'empêche pas de tomber amoureuse d'Anton, et même, de voler pour lui. (p.113). Et on la retrouve p.227 : elle vient « demander pardon ». Mais pardon de quoi ? D'avoir aidé Anton ? de l'avoir aimé ? Qu'elle se soit déplacée pour le voir, qu'elle ait « transformé » cette expérience de petite fille pour forger quelque chose, cela m'aurait semblé logique. Là je n'ai pas compris cette rencontre… Elle est suffisante et hautaine, alors pourquoi s'être déplacée ?
Et puis, il y a la question du cirque. Je m'imaginais Anton en
Monty Roberts galopant à cru dans les plaines au milieu d'étalons sauvages sur fond de soleil couchant 😉. Et en même temps, la résilience ne pouvait passer que par la toile du chapiteau sortie des cendres du passé (on revient sur la métaphore du feu !). Mais voilà : j'ai bien conscience que c'est totalement subjectif mais le fait est que ça m'a heurtée. Les clowns qui se moquent du genre humain, les trapézistes, funambules et cie qui repoussent sans cesse les limites de leur corps, comme des sportifs de haut niveau, oui, c'est extraordinaire, magique ; mais le dressage (au sens le plus abject qui soit) des animaux qui pastichent l'homme (du genre des chats qui font du toboggan ou du vélo, avec en plus des casques sur la tête ! p.216), ça me met profondément mal à l'aise. Pour le « numéro » d'Anton, c'est pareil. « Toi » porte un licol ? (p.217). Pourtant, il a été prouvé qu'Anton n'en a nul besoin. Alors pourquoi ? Quant au spectacle à proprement parler, je ne connais pas bien l'anatomie des chevaux… Mais pour les côtoyer pas mal, pour les avoir vus faire à peu près tout et n'importe quoi, je n'arrive pas à me construire, intérieurement, l'image d'un cheval qui saute en arrière 😉
Excellent roman, donc : il y a une telle douceur dans ces mots-là et une telle certitude aussi. Une telle poésie… à lire absolument !