Chère
Dora Bruder, vous resterez pour moi à jamais une éternelle jeune fille de quinze ou seize ans, c'est-à-dire celle sur ces photos sépias où votre visage, votre sourire, vos yeux, ont été immortalisés pour les toutes dernières fois.
Vous êtes née le 28 février 1926, c'est-à-dire juste un mois avant la naissance de ma mère. Vous aviez donc le même âge. J'ai vu de ma mère des photos où elle avait quinze ans, elle aussi portait comme vous des socquettes blanches. Vous auriez pu être amies dans la tourmente qui vous liait mais qui allait vous entraîner vers des chemins différents.
Chère
Dora Bruder, vous ne connaîtrez jamais l'étreinte sensuelle d'un amant, ni celle d'un mari. J'imagine les enfants que vous auriez eus, les petits enfants. J'imagine la grand-mère idéale que vous auriez été, racontant à vos petits-enfants vos fugues dans les quartiers de Paris maillés par les Allemands, la Gestapo et la police française.
Vous ne serez jamais cette grand-mère, cette mère, cette amante... Vous aurez seize ans à jamais...
Un homme vous a suivi dans la rue. Vous ne le saviez pas. Et pour cause, il a commencé à vous suivre cinquante ans plus tard, cinquante ans après que vous avez disparu du paysage de Paris, du boulevard Ornano, de la rue Pic-pus, du pensionnat religieux dans lequel vos parents vous aviez confiée pour vous protéger... Transit vers Les Tourelles, puis le camp de Drancy avant de partir pour Auschwitz le 18 septembre 1942, dont vous ne reviendrez jamais...
Un homme vous a suivi dans Paris parce qu'il a cru vous reconnaître peut-être, sans vous connaître vraiment. Il s'appelle
Patrick Modiano. Pardonnez-lui, il fouille, il farfouille dans la mémoire d'une ville et des âmes, il ne le fait pas comme un flic, il le fait pour vous sauver de l'oubli. Pour que personne ne vous oublie, à jamais.
Grâce à lui je vous ai connue.
J'imagine son émoi lorsqu'il tomba ces années plus tard sur un vieux journal, Paris-Soir, qui datait du 31 décembre 1941 et qui mentionnait :
« PARIS
On recherche une jeune fille,
Dora Bruder, 15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications ç M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris. »
J'imagine le trouble qu'il a eu devant les photos de la jeune fille souriante que vous étiez, que la barbarie à visage humain allait broyer quelques mois plus tard. Terribles ces photos, comme des instants de bonheur à jamais figés au-dessus du vide.
« Ces ombres et ces taches de soleils sont celles d'un jour d'été. »
Patrick Modiano dit les choses en creux, dans la mélancolie simple et douloureuse des lieux qui gardent un souvenir, une empreinte invisible des personnes qui les ont habités.
Patrick Modiano sait visiter des lieux, des quartiers, des immeubles, saisir cette empreinte... Nous transmettre aussi vers nous lecteurs cette manière d'appréhender un lieu chargé de cette puissance émotionnelle...
On aime ou on n'aime pas
Patrick Modiano. Il a ses inconditionnels, il a ses détracteurs. Qu'importe ! Il se trouve que j'aime beaucoup cet auteur pour sa manière d'aligner sur de mêmes planètes les souvenirs, la mémoire et les lieux, de faire se promener tout cela, se déployer de tels paysages sur des pages entières.
C'est une introspection, il ressent parfois un vide en lui devant les choses détruites du passé, lorsqu'il revient en arrière dans une rue, lorsqu'il longe la façade de ce qui fut un cinéma de quartier et est désormais une vulgaire surface commerciale, lorsqu'il contemple une photo d'une être disparue, adolescente encore, vous chère
Dora Bruder broyée par la guerre.
Chère
Dora Bruder, vous avez laissé votre empreinte dans ces divers lieux de Paris et
Patrick Modiano a su vous retrouver, marcheur infatigable, fugueur comme vous l'étiez cinquante ans plus tôt, il a su nous les restituer à sa manière.
C'est ce vide sidéral qu'il cherche à combler dans ses
romans, il donne sens à l'idée de ne pas laisser le vide demeurer ainsi à jamais.
Patrick Modiano cherche à combler des endroits devenus vides pour y remettre un nom, un visage, des gestes, des photos, des battements de coeur, des sentiments, de la vie, quoi !
Je ne saurais dire pourquoi
Patrick Modiano a voulu vous faire surgir de l'invisible, comment il l'a fait, comment il a réussi à le faire.
Mais l'émotion du texte m'a étreint lorsque j'ai senti que dans vos pas, chère
Dora Bruder, il y avait désormais les pas de
Patrick Modiano, comme si vos pas se mélangeaient dans une si belle harmonie qui rendait impossible toute dissonance.
Ce récit, qui prend peu à peu dans sa narration une dimension universelle, n'appelle pas que le chagrin, je veux croire que le beau personnage que vous êtes chère
Dora Bruder et qui surgit ici, rebelle et indépendante, emplie de beauté et de mystère, qui a su fuguer dans le contexte de l'époque, est une manière de donner aussi de l'espoir. Même si chère
Dora Bruder, vous n'êtes jamais revenu...
Chère
Dora Bruder, j'aime cette manière délicate qu'a eu
Patrick Modiano de respecter quelques-uns de vos secrets jusqu'à l'ultime jour où vous êtes partie pour toujours.
« J'ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d'hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s'est échappée à nouveau. C'est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d'occupation, le Dépôt, les casernes, les camps,
L Histoire, le temps - tout ce qui vous souille et vous détruit - n'auront pas pu lui voler. »