L'homme pressé

Sans doute ne voyais-je l'univers sous son aspect tumultueux que parce que j'avais le nez dessus. On ne va vite qu'à ras du sol. Dès que je prends du recul pour regarder ma vieille planète, elle me paraît morte. La vitesse, c'est un mot inventé par le ver de terre.

Tout ce confortable galopant d'outre-Atlantique, l'homme pressé eût tôt fait, non seulement de ne plus le ressentir mais même de le prendre en pitié.
Au fond, ça ne galopait pas du tout.
Et même un jour vint où l'apathie américaine l'exaspéra encore plus que le désordre français.
«Qui a jamais pensé, avant les Américains, à se reposer ? Tout ici est prétexte à fêtes et à lambinage...
»Les États-Unis sont le plus grand atelier de chômage du monde.
»Vingt heures par jour, c'est dimanche.
»Sans parler de la standardisation qui a atteint une telle perfection que tout s'arrête tout le temps.
»Un New-Yorkais est toujours libre pour les repas.
»Toutes les Américaines se meurent d'ennui.»/

Au juste, les Américains sont des flemmards ; en cela, ils sont restés anglo-saxons.

— Hedwige, fit-il solennellement, en brandissant un grand pain, tu m'as donné ce qui me plaît le plus au monde !
— Un enfant ?
— Mieux que cela, des espérances.

Mais qu'avait-elle donc fait hier de si éreintant ? À huit heures du matin, ils étaient allés patiner à Molitor ; à neuf heures et demie, avaler un chocolat brûlant chez Prévost ; à dix heures, choisir des étoffes de manteau (Pierre, déchaîné dans les échantillons, allait droit à la plus jolie étoffe, se privant du plaisir d'être hésitant) ; à dix heures trente, acheter du corned beef américain chez un marchand de salaisons aux Halles ; de là il l'avait emmenée à la bibliothèque Doucet où il avait un croquis à faire (très vite, sans même descendre de l'échelle du bibliothécaire), puis au musée Cernuschi ; après cela, elle l'avait attendu en voiture pendant qu'il traitait une affaire avec Gulbenkian ; comme l'heure du déjeuner était largement dépassée, ils s'étaient contentés de quelques sandwiches inondés de bière dans un bar des Champs-Élysées. À trois heures, pendant qu'il assistait au conseil des Musées nationaux, il avait envoyé Hedwige essayer ses robes, avec ordre de venir le prendre à quatre heures à l'imprimerie d'une revue d'art qu'il dirigeait et le déposer à l'exposition des Arts du Bénin, avenue Matignon, d'où elle était partie pour Saint-Germain. Eh bien ? Qu'y avait-il là de si fatiguant ? Une journée absolument normale. Mais ses indolentes de sœurs avaient dû la convaincre qu'elle avait besoin de repos.

— Il sera dit que j'attendrai toujours, toujours, toujours ! Attendre, espérer. Désespérer, réattendre. Faire le guet, et entre quatre murs encore ! Comme je comprends que les animaux encagés meurent prématurément ! C'est épouvantable d'être seul quand on a été deux. Et seul à sept heures du soir, sans autre vis-à-vis que cet imbécile qui s'appelle «moi». Le manque d'imagination des glaces est stupéfiant. Quand j'étais gosse, je rêvais d'une glace où je verrais d'autres mouvements que les miens.

Je me croyais un feu de joie ; peut-être suis-je un incendie ?

Ce soir-là Bonne de Boisrosé, avec sa perruque d'un blanc café au lait en équilibre sur un front dégarni, son nez Bourbon, sa lèvre de perche au court-bouillon, sortit plus tôt et plus activement que de coutume de sa condition somnolente pour prendre sa part dans ce barbare et enfantin bivouac qui était la vie de la famille Boisrosé.
— Connais-tu un monsieur Pierre Niox, antiquaire ? demanda-t-elle à son frère avec animation.
— De nom... et de réputation, mâchonna M. de Rocheflamme d'un air mauvais.
— Il a acheté le Mas Vieux.
— Compliments ; il est donc cousu d'or, ce margoulin ?
— Il ne m'a pas du tout fait l'effet d'un margoulin, dit Hedwige.
La méchanceté de Monsieur de Rocheflamme n'était pas seulement l'humeur d'un brocanteur pour un collègue patenté, ou celle d'un vieux monsieur pour un jeune homme, bref, cette malveillance naturelle née de la confrontation de deux situations contraires ; c'était aussi une passive mais cordiale antipathie pour tout ce qu'il ne connaissait pas et qui n'était pas de sa famille.
— Oncle André, prenez du gigot froid : il reste encore un peu de viande.
L'oncle André cessa de parler, oublia Pierre sur lequel il ne savait d'ailleurs rien et c'est sur l'os de gigot qu'il continua de se faire les dents.

Pendant ce temps, à Saint-Germain, les minutes stagnaient. (Les dames Boisrosé, étrange société par inaction, ne tiennent aucun compte de l'écoulement des heures, ni des trajectoires célestes ; elles se moquent que ce soit le soleil ou la lune qui monte au zénith et font à leur gré de la plus radieuse journée un crépuscule fabriqué à coups de rideaux tirés, ou de la nuit la plus obscure une fureur de lumière électrique.)

Depuis des années le service de Pierre est fait, et mal fait, par Chantepie. Tombé d'un escabeau et resté boiteux, habillé trop long, cravaté de travers, lent sans majesté, sordide sans économie, écouteur aux portes et pressant sans assiduité, Chantepie est le chaînon qui relie le chimpanzé domestique à l'homme domestique. Puissant capitaliste, Chantepie sort tous les après-midi pour aller consulter les cours de la Bourse ; et aussi, car sa nourriture lui est payée à forfait, pour disputer aux animaux des rognures de boucherie chevaline avec lesquels il subsiste. Pierre le met au moins une fois par mois à la porte, mais Chantepie refuse de s'en aller, proposant de rester sans gages, ce qui désarme son maître. Chantepie lui prête d'ailleurs de l'argent et leurs comptes sont si embrouillés que Pierre n'a pas le temps de les examiner et les solde une fois pour toutes en gros. Le patient use toujours l'impatient.