Nous avions laissé à quelques dizaines de mètres derrière nous le vieux pêcheur installé comme toujours au coin à angle droit de la riva dei Partigiani et du viale des Giardini Pubblici. Le vieil homme et la lagune comme je l’appelle, histoire de rendre hommage à un homme qui dans la lagune allait, hélas, à la chasse, mais après avoir écrit quand même des chefs-d’œuvre. Il va pêcher sur la riva à peu près aussi régulièrement que je vais écrire au café juste après son coin à angle droit. Nous nous sommes toujours demandé ce qu’il peut bien remonter des eaux vertes, troubles et combres du bacino di San Marco. Je ne suis jamais arrivé à le croiser à l’instant précis où quelque chose mordait à son hameçon, mais je l’ai vu plus d’une fois se lever d’un bond de sa chaise de camping et- droit debout, autant que son dos abîmé le lui permettait – rembobiner à toute allure le fil de sa canne à pêche en faisant grincer son moulinet comme une plainte. Les premières fois j’ai cru au miracle, à une seiche ou à une dorade, mais l’hameçon était toujours vide et j’ai fini par comprendre : dès qu’un grand bateau envahit l’horizon, à l’entrée ou à la sortie du port, il rembobine tout et c’est comme s’il se réfugiait là, dans son coin à angle droit, tantôt appuyé contre le parapet, l’air abattu, tantôt plus droit, les mains dans les poches, en attendant que tout rentre dans l’ordre, que les eaux de la lagune redeviennent comme elles devraient être, uniquement traversées par les transports publics et par les petites embarcations chargées de marchandises. Quand j’ai compris ça, c’est comme si j’avais trouvé un allié, même si je ne comprends pas vraiment s’il s’agit de sa part d’une vague tentative de protéger son équipement ou d’une forme timide de protestation silencieuse, d’un geste de désapprobation contre ces saboteurs du paysage. Un jour que j’arrivais du côté opposé et que le soleil derrière moi éclairait son visage, pendant qu’il observait un de ces monstres lui passer devant, j’ai cru voir couler, juste sous sa paupière, une larme, que j’ai interprétée comme une larme de résignation, ou d’une colère désormais apaisée, maîtrisée par la vieillesse. Une larme, m’a dit Teresa quand je lui ai raconté ce que je croyais avoir vu, que les affairistes des croisières, si c’étaient eux qui l’avaient croisé, le vieil homme et la lagune, se seraient empressés d’utiliser à leur avantage, en la présentant comme une manifestation de la nostalgie du voyage, de la pleine mer, émue, évidente, qu’ils auraient immédiatement divulguée sans la moindre pudeur en collant une belle photo sur un dépliant.
Mais je sais bien que le geste de Teresa qui s’est retournée et m’a serré fort le bras, est un geste qui ne vaut que pour maintenant, pour cet instant précis, que sa colère comme la mienne et celle d’autres Vénitiens continuera à écumer, continuera à essayer de les chasser, les monstres de la lagune, et maintenant que la séquence de photos est interrompue, le téléphone dans ma poche, Teresa me tire vers elle et, en nous contrefichant de la fumée noire qui sort du bateau derrière nous, nous nous embrassons devant ces silhouettes tout là-haut, qui font coucou de leurs petites mains, qui prennent des photos de notre baiser qui deviendra social dans un instant, rendu public par le petit doigt de centaines d’insensés qui ne comprennent pas – ni eux, ni ceux qui les transportent, ni ceux qui leur ont vendu leurs billets -, ou qui font semblant de ne pas comprendre, que les paquebots de Saint-Nazaire, si énormes, si exagérés, sont faits pour naviguer en haute mer et pas pour détruire la lagune de Venise.
Il y a toujours un bateau de croisière italien en construction qui joue au timbre-poste sur ma fenêtre. Un bateau blanc, mais d’un blanc encore brut, provisoire, qui devient vaguement doré la nuit – les lumières toujours allumées, les ouvriers toujours au travail -, que je regarde avant de tourner la manivelle du volet en sens inverse, et bonne nuit.
EXTRAIT Roberto Ferrucci « Littérature et politique »
Banquetdelagrasse