Etoiles Notabénistes : ******
The Gravedigger's Daughter
Traduction :
Claude Seban
Préface :
Véronique Ovaldé
ISBN : 9782757812143
Alors là, il faut le proclamer haut et fort : c'est du grand, de l'excellent Oates. Nous sommes pourtant loin des vastes fresques comme "
Maudits" ou"
Bellefleur" qui prouvèrent, avec "
Nous Etions Les Mulvaney" ou encore "
Blonde", que
Joyce Carol Oates était l'un des plus grands auteurs états-uniens du XXème siècle et du début du XXIème. A la limite, on pourrait même juger l'intrigue minimaliste. Mais la technique utilisée ici l'est de façon remarquablement habile.
L'ouvrage se divise en trois parties et l'auteur nous donne, çà et là, quelques indices sur la période sur laquelle s'étend l'action. Ce qui remet tout en question (à moins qu'on ne prenne le parti d'une fin réaliste), c'est la chute, ces quelques lettres échangées entre les deux cousines, Rebecca et Freyda, la dernière demeurant sans réponse ... A part cela, je le répète, tout est précis, on est même tenté d'écrire "carré." Il n'y a pas de ces fantasmes, de ces délires poétiques, oniriques, magiques même, auxquels Oates nous a habitués et que nous aimons tant dans son oeuvre.
La première partie a pour héroïne Rebecca Schwart, de son enfance jusqu'au moment où, pour des raisons bien précises, elle choisit de disparaître avec son fils et de prendre le nom de
Hazel Jones. Tout n'est pas linéaire mais les flash-backs ne dérangent guère car l'action reste cohérente. Rebecca est née sur un bateau de migrants allemands (d'origine juive ou opposants à Hitler) qui venait d'entrer dans le port de New-York. Officiellement, ainsi que cela se passe en pareilles circonstances, elle sera déclarée étant née à New-York. Son père est professeur de mathématiques, sa mère, femme au foyer et elle a deux frères. Son père, homme poli et cultivé, espère évidemment trouver un emploi conforme à celui qu'il occupait en Allemagne. Malheureusement, dans ce nouveau pays, les choses sont différentes et M. Schwart se décide, pour nourrir sa famille, à accepter le poste de fossoyeur - et l'horrible petite maison allant avec - à Milburn, dans la vallée de la Chautauqua. On imagine la déchéance. D'autant que, au départ, pour faire tenir sa femme, Hannah, Jacob Schwart assure que ce ne sera que pour un an, puis pour deux, puis pour ...
Cette première partie est hantée par le cimetière, le statut de semi-indigents qui s'attache à celui qui s'en occupe et aux membres de toute sa famille, et aussi l'effrayante rapidité avec laquelle sont susceptibles de déchoir les membres d'une famille. Très touchée par sa dernière grossesse, qui fut très difficile, Hannah la musicienne sombre peu à peu ... Jacob Schwart met plus de temps, en apparence, car lui, il a la haine. le problème, c'est qu'il se met à haïr à peu près tout le monde. Cet homme débonnaire, gentil, éduqué, bascule dans l'alcool, le tabac et se transforme en véritable déchet, qui se lave à peine et porte toujours des vêtements en piteux état. L'un après l'autre, les deux frères de Rebecca quittent la maison. La petite reste seule pour assumer la maladie de sa mère, la tyrannie de son père et la sournoiserie méchante des habitants du coin.
C'est dur, très dur, une enfance pareille. Surtout pour un être intelligent. Or, Rebecca est très intelligente.
Et c'est encore plus dur de survivre à une enfance de ce type. Mais l'on peut y parvenir.
Rebecca y parviendra parce que le Destin, cruel certes mais salvateur, se met de son côté. Dans la foulée, elle rencontre un bel homme de vingt ans son aîné, Niles Tignor, dont elle tombe éperdument amoureuse, et qu'elle finit par épouser (du moins le croit-elle : en fait, ce sont les ombres de sa sinistre enfance qu'elle épouse) avant d'avoir de lui un enfant, nommé Niles et, plus simplement, Niley.
Dans la deuxième partie, Rebecca, devenue
Hazel Jones et ayant réussi à leur procurer, à elle et à son fils, deux extraits de naissance tout ce qu'il y a de plus légaux, entreprend de mettre toute la distance possible entre ces ombres et la petite famille qu'elle forme avec Niley, rebaptisé Zacharias, un enfant qui a hérité son intelligence et le talent qu'avait sa grand-mère pour la musique. de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois, d'année en année, Hazel fuit ses souvenirs et les Ombres. Elle a pour rêve de faire de Zack un grand pianiste. Et le plus étonnant, c'est que, non sans se remarier avec un pianiste de jazz, Chet Gallagher, contraire absolu de son premier mari comme de son père, et en outre héritier d'une grande famille, elle y parvient.
Mais, si elle est aimée par Chet - ou plutôt adorée - elle perd peu à peu l'affection de son fils, hanté par les propres ombres et les souvenirs hachés de son enfance cahotique. Alors même qu'il atteint au statut de plus jeune virtuose dans l'un des concours les plus célèbres des Etats-Unis, il se détache de Rebecca-Hazel et rêve de déployer ses ailes dans une vie nouvelle où sa mère, devenue belle-mère, ne tiendra plus que le second rôle.
Evidemment, je passe les détails. Sauf celui-ci car il recèle la clef de la correspondance finale : alors que les USA s'apprêtaient à entrer en guerre avec l'Axe, les Schwart avaient reçu des nouvelles de cousins allemands qui leur demandaient asile lorsqu'ils arriveraient à leur tour aux Etats-Unis. Hélas ! Pour des raisons diverses, le bateau n'a pu accoster et il a sombré. Avec tous ses passagers. Je vous laisse imaginer l'horreur de la petite Rebecca apprenant que sa cousine, Freyda, du même âge qu'elle et en qui elle voyait déjà une soeur, ne la connaîtra jamais ...
Mais un jour, bien plus tard, Freyda, devenue professeur dans une université californienne, publie ses mémoires. Et Hazel, qui ne se tient pas de joie de la savoir toujours en vie, ose lui écrire en signant, bien sûr, de son vrai nom. Au début, Freyda ne croit guère en cette parenté inattendue. Et puis, elle s'adoucit. En outre, précisons que Hazel-Rebecca a conservé précieusement la vieille photo que, en 1940, avait envoyée à sa famille celle de leurs cousins allemands.
Quand s'achève le roman - Oates est toujours très subtile - le lecteur doit se faire tout seul son opinion :
1) ou presque tout est faux et Rebecca-Hazel a "rêvé" sa vie dans quelque obscur centre psychiatrique où on l'aurait placée après le drame qui marqua son enfance et dont je ne vous ai rien dit.
2) ou tout est vrai et Rebecca-Hazel ne répond plus à sa cousine tout simplement parce que la maladie l'a emportée.
3) ou alors, fantasmant toujours, Rebecca-Hazel a fini par s'écrire à elle-même avant de mourir (suicide ou maladie).
Quoi qu'il en soit, "
La Fille du Fossoyeur" est un roman superbe, digne, fier, une merveille de construction et d'analyse psychologique. On s'attache à Rebecca, malgré ses raideurs, ses préjugés, ses craintes et son entêtement : c'est que, de quelque façon que ce soit, elle a réussi à survivre dans un monde qui n'admet que les Forts. En conséquence, au contraire de ce qu'elle croit et de ce que croyait son père, elle appartient elle-même à l'espèce de ces Forts que rien ne peut abattre. Attention cependant et Oates nous le rappelle plus d'une fois : être un Fort, ce n'est pas forcément être heureux.
Mais qu'importe puisque l'on a survécu aux coups du Destin, aux cartes et / ou aux dés pipés qu'il s'était complu à nous distribuer. Survivre, telle est la seule satisfaction, la seule grâce que le Destin accorde aux Forts mais c'est une distinction rare et durement acquise. Une distinction d'une telle valeur que, le Jour venu, elle permettra à votre esprit de quitter ce monde dans l'envol, splendide et gracieux, du Phoenix que vous n'avez jamais cessé d'être. ,o)