Première incursion dans l'univers de
Joyce Carol Oates, par le biais de ce roman dense, que je qualifierai de thriller gothique.
C'est un roman sur l'enfance, l'abandon, la solitude, les failles intimes qui craquellent le cuir des peaux les plus solides, font brusquement vaciller, perdre pied, conduire jusqu'au bord de l'abîme, descendre dans les profondeurs abyssales de l'âme humaine... C'est une exploration souterraine, une descente en apnée.
Il y a ici ce double personnage, celui de l'enfance et celui du monde adulte... L'enfant abandonnée dans la boue d'un marécage par sa mère à demi folle, qui sera sauvée par un trappeur, recueillie dans une maison d'accueil puis adoptée par un couple de quakers...
Et puis l'enfant a grandi, a réussi brillamment ses études, sa carrière professionnelle. Elle est aujourd'hui Présidente d'une université prestigieuse des États-Unis. Elle s'appelle Meredith Ruth Neukirchen, mais tout le monde la nomme M.R., deux lettres froides, presque anonymes... Elle ne s'est pas toujours appelée ainsi, mais c'est un nom terne et sérieux qui lui convient bien à présent.
Que dire de son existence, de l'image qu'elle offre : une femme d'apparence forte, la quarantaine, qui assume ses nouvelles responsabilités, entend aussi y apporter ses idées progressistes dans un contexte post septembre 2001, celui d'une Amérique qui a peur, où le conservatisme républicain triomphe, usant des pires mensonges pour convaincre d'engager le pays dans une guerre contre l'Irak...
M.R. est une colosse, mais une colosse aux pieds d'argile... On la présente toujours comme quelqu'un de fort et de capable. Son existence est une terrible solitude, a-t-elle le temps d'aimer ? La possibilité d'aimer ? Elle a connu peu d'hommes jusqu'ici... Un amant (secret), presque inaccessible semble de temps en temps surgir dans sa vie comme un courant d'air... À moins que ce ne soit elle qui lui soit inaccessible...
Il a suffi de ce voyage qui l'amène à ce congrès qu'elle doit animer... Il a suffi d'un accident qui immobilise son véhicule, tout près de l'endroit où elle fut retrouvée, enfant, dans la boue d'un marais ; il a fallu ce lieu qui s'ouvre comme une faille en elle, comme une secousse sismique, revenir brutalement à son passé, ou plutôt que celui-ci la rattrape. Il a fallu ce jour pour faire revenir ce goût de boue dans la bouche, dans les yeux, dans le nez...
Elle a peur soudain. Elle est en proie à une détresse indéfinissable, tandis qu'un corbeau noir revient comme dans le ciel d'avant...
En lisant ce récit, je me suis rappelé cette citation de
George Santayana que j'ai toujours trouvée belle mais énigmatique : "Ceux qui ne peuvent se rappeler leur passé sont condamnés à le répéter." Il me semble mieux la comprendre désormais...
Dès lors, elle revient à sa vie sociale et professionnelle, mais plus rien n'est comme avant, elle commence à perdre confiance en elle, elle arrive en retard à tous ses rendez-vous, ses engagements progressistes déplaisent de plus en plus, au sein même de son conseil d'administration, elle n'a plus la force de conviction d'avant...
Tout devient comme un engrenage édifiant... C'est comme si elle passait dans un autre coté de son cerveau, un monde invisible qu'elle ne connaît pas, ne maîtrise pas, elle qui jusqu'à présent savait tout contrôler, ou du moins en donner l'apparence....
C'est juste comme si elle s'était penchée un instant au dessus d'un gouffre inconscient, un puits vertigineux en elle, d'où surgissaient désormais les fantômes du passé...
Par delà le magnifique thriller psychologique que nous offre
Joyce Carol Oates, d'une écriture remarquable,
Mudwoman est un portait féminin saisissant qui ne cède rien, ni aux hommes de pouvoir, ni aux lobbying peu éthiques, dans ce contexte politique et social où deux Amériques s'affrontent.
Mudwoman, c'est aussi un conte cruel qui interroge sur la parentalité, le lien filial, les blessures de l'enfance, les secrets de famille... Mais à ce titre, c'est aussi un récit de résilience.
Je ressors de ce roman, envoûté, les nerfs à vif, sidéré aussi par la puissance de narration de l'auteure, qui ne laisse jamais en repos son lecteur.
Parfois un vers de
Walt Whitman effleure les pages comme un rai de soleil sur une flaque de boue : "Je paresse et invite mon âme".
Dans une Amérique désenchantée comme celle d'aujourd'hui, comme il est heureux d'entendre ces vers et de lire des romans aussi puissants !