C'est le récit de Skyler Rampike, 19 ans, qui a saisi sa plume, impérieusement, en une ultime tentative pour comprendre pourquoi il en est là, avec ses angoisses, ses médicaments, ses envies suicidaires, sa solitude…
Alors il va écrire, essayer de se remémorer son passé avec le souci obsessionnel du détail qui le caractérise un peu, même si tant de souvenirs se refusent à lui. Il va raconter son enfance et celle de Bliss, sa soeur cadette, de trois ans plus jeune que lui, la jeune championne prodige du patinage sur glace, retrouvée assassinée dans le sous-sol de la maison familiale.
Évidemment que traumatisme il y a pour l'enfant survivant, pour celui qui perd sa petite soeur, pour ce petit bonhomme de neuf ans à l'époque qui voit sa famille exploser. Mais de part l'étrangeté du crime, auquel la police répond rapidement par l'arrestation d'un coupable sans pour autant en apporter la preuve, mais également en raison de la notoriété déjà importante de la petite victime innocente, les médias s'en mêlent, les réseaux sociaux s'en emparent et voilà la famille Rampike vouée aux gémonies.
Et si c'était le père ? Un homme arriviste, carriériste, alcoolique, volage et menteur…
Et si c'était la mère ? Une femme frustrée, manipulatrice, socialement inadaptée et lourdement médicamentée...
Et si c'était le frère ? Un enfant caractériel, jaloux, déséquilibré et instable…
Toutes ces questions, les tabloïds s'en délectent, s'en repaissent, mais Skyler, lui, est perdu.
Serait-ce possible que ce soit l'un d'entre
eux ? et si c'était lui…
Bienvenue dans son enfer.
Peu d'auteurs ont la capacité ou le talent de m'effrayer. Il est rare que je doive reposer un livre pour respirer, pour digérer, me reprendre ; avec le King, je l'avoue, ça m'arrive, ou
Augustin Gomez-Arcos sur certains de ses romans. Mais là, celui-là, il m'a fait passer par tous les états : l'effroi, la colère, l'abattement, la peine, l'angoisse… Et pourtant, j'étais prévenue, dès les premières pages : « Les familles dysfonctionnelles se ressemblent toutes. Idem pour les survivants ».
Le décor était planté. Et je connais
Joyce Carol Oates, elle n'épargne personne, ni ses personnages ni ses lecteurs, non par manque d'empathie, bien au contraire, mais mue par une volonté sincère de saisir une réalité au plus prêt, au plus intime.
Beaucoup de thèmes sont abordés dans ce récit : l'ambition, la religion, le statut et l'ascension sociale, la psychanalyse, la médication... mais surtout, à mes y
eux, la parentalité et l'enfance.
Ce roman, écrit à la première personne, contient la tentative de l'enfant devenu jeune adulte de découvrir qui sont vraiment ses parents, avec tout autant d'amour que de souffrance. Sa mère par exemple nous apparaît au prisme de son regard comme une femme dominatrice, voire manipulatrice, et prête à tout pour être sous les projecteurs, mais également comme une femme blessée dans son mariage et souffrant d'un manque de reconnaissance et de confiance en soi, en lien avec une enfance meurtrie. Son père, si impressionnant physiquement et socialement, l'ancien joueur de foot populaire devenu homme d'affaires redoutable, apparaît lui aussi handicapé relationnellement, incapable de nouer des relations avec ses proches, en lien apparemment avec la froideur de sa propre mère.
Quand un enfant, comme Skyler ou Bliss, se trouve ainsi connecté sur l'inconscient de ses parents, confronté à leurs problèmes en toute lucidité enfantine, et donc relié en quelque sorte à leurs enfants intérieurs, il sait sans en avoir conscience, il devine leurs besoins d'assistance, de réparation. Et c'est ce phénomène, que
Joyce Carol Oates décrit admirablement, qui m'a le plus frappée et traumatisée : cette injonction que se donnent les enfants
eux-mêmes à rendre leurs parents heur
eux et fiers, s'offrant comme en
sacrifice à l'hôtel de la rédemption parentale.
Comme toujours,
Joyce Carol Oates ne porte aucun jugement, ni ne nous donne la clef du paradis : elle "dissèque avec virtuosité la noirceur des âmes autant que la complexité des sentiments."
C'est dur. C'est violent. Mais c'est nécessaire.
Ce courage dans l'écriture, cette acuité dans l'analyse : la « Dark lady » ne cesse de me surprendre, de m'enseigner aussi. Me fait grandir.
Merci à elle.