Cristallisation secrète est un des tout meilleurs romans de
Yoko Ogawa. Sa lecture est réellement captivante pour le lecteur, qui est comme d'habitude bousculé et aspiré dans l'imaginaire si singulier et si captivant de la romancière nippone.
Ce qui frappe dans ce livre, dès les premiers paragraphes, c'est tout d'abord le style de
Yoko Ogawa. Simple, fait de petite phrases, il est léger, agrémenté de belles expressions poétiques mais sans fioritures inutiles, si bien qu'aucun passage, même les descriptions de petits gestes, ne semble superflu. L'écriture d'
Ogawa constitue un tout et le déroulement des mots enferme petit à petit sans qu'il s'en rende compte le lecteur, pris dans une atmosphère qui se fait tantôt mélancolique, poétique et oppressante. En outre l'auteur réalise avec grâce un procédé de style délicat : le lecteur profite d'une mise en abîme, il peut suivre le déroulement du roman que la narratrice rédige.
L'action se déroule sur une île fictive où les habitants subissent des disparitions : une chose, et ce peut être n'importe quoi, ne signifie brusquement un matin plus rien aux habitants de l'île ; la chose est là, mais elle n'est plus reliée aux souvenirs des habitants qui ne savent plus ce qu'elle est. Ainsi disparaissent le parfum, les oiseaux, les roses, les calendriers...
Une police assez mystérieuse est chargée de faire respecter ces dispritions : elle détruit les choses disparues et traque les personnes qui à la différence de la majorité de la population se souviennent des choses et ne subissent pas les effets des disparitions. le personnage principal et narrateur est une jeune romancière, femme un peu solitaire qui ressent avec sensibilité les disparitions et le fait que des personnes, dont sa mère soient enlèvées par la police secrète. Elle décide d'aménager une pièce secrète chez elle pour son éditeur qui est en danger du fait de sa capacité à ne pas être affecté par les disparitions.
Ce roman est intéressant car l'auteur réussit à inventer dans un univers fictif une métaphore des régimes totalitaires pour mieux en faire la critique. En effet, l'omniprésence de cette police qui arrête de manière totalement arbitraire des citoyens et s'attache à faire respecter des règles qui semblent avoir été inculquées par un bourrage de crâne intensif à l'endroit de la population par une terreur intense à l'encontre de la population et des actions d'intimidations et de violence toujours plus intenses, n'est pas sans rappeler les pires travers des régimes nazis, soviétiques...
Yoko Ogawa livre ici une dénonciation édifiante de ces régimes qui maintiennent au mépris des libertés individuelles un ordre fondé sur une idéologie prétendument vécue par tous. En effet, l'action de la police secrète dans le seul but de préserver l'intégrité du processus de disparition n'est jamais expliquée dans ce livre, le fait que les disparitions adviennent devant être considère comme une vérité immuable qui ne peut être discutée et que la police défend au mépris de la liberté des individus de l'île semble en faire une sorte de dogme malsain d'Etat. Les disparition apparaissent donc comme une idéologie totalitaire défendue par un ordre politique répressif. de plus,
Yoko Ogawa poursuit sa métaphore encore plus loin en nous montrant le caractère pernicieux de ces régimes, qui en plus de défendre leur idéologie, veulent à tout prix l'imposer dans l'esprit des populations qu'ils oppressent. Ainsi dans le livre personne ne se rebelle contre la police secrète et la narratrice est presque exclusivement la seule à questionner l'origine et les conséquences des disparitions, toutefois elle même fait montre de son impuissance à combattre ce processus qui semble inexorable et qui peu à peu glace son coeur, de mois en moins réceptif aux souvenirs.
De plus ce livre est l'occasion pour
Ogawa de revenir à l'exploration de l'un des thèmes qui lui est cher et qui constitue de mon avis son thème le plus captivant : celui du souvenir, de leur difficile conservation et du fait que l'homme n'est constitué que de ses souvenirs.
En effet ces disparitions des choses provoquent des " cavités " dans le coeur des habitants de l'île. Ces cavités, mot poétique s'il en est, sont tous les souvenirs qui meurent avec chaque disparition.
Ogawa nous fait prendre conscience d'une chose : la mémoire n'est constituée que d'éléments épars, liés à la perception de choses insignifiantes, mais qui rassemblés comme autant de petit coups de pinceaux sur un tableau, forment par leur combinaison une scène cohérente.
Ogawa nous invite donc à préserver ces souvenirs par tous les moyens possibles, le symbole en est ces statues qui abritent des objets disparus. L'auteur nous invite à préserver notre mémoire, bien le plus précieux, car sans elle notre perception du monde et le goût des choses s'en trouvent modifiés de manière préjudiciable.
Au final,
Yoko Ogawa offre au lecteur un roman qui est un travail d'orfèvre, de par le style de l'auteur ici au sommet de son art, une dimension politique extrêmement subtile et éclairée et enfin un univers personnel de l'écrivain qui sait nous intéresser par des thèmes aussi délicats que profonds. Pour les adeptes, un cru à ne pas rater, pour les néophytes je conseillerais de commencer par un roman plus court et plus abordable de l'auteur (
les abeilles...).