Si vous avez envie de sortir de l'ornière "Israéliens méchants Palestiniens gentils", voilà le livre idéal.
Amos Oz est né en 1939, à Jérusalem. Fils unique de la jolie dame de la couverture, et du monsieur gentil et malhabile aux grosses lunettes, le petit enfant blond grandit, ni dans l'opulence ni dans la misère, regarde, écoute. Il ne donne aucune leçon, il ne défend pas une thèse, non. Il raconte.
Il raconte d'où viennent ses parents, là-bas en Europe de l'Est. Il raconte ce qu'il sait de leur arrivée à Jérusalem en 1937, pour ceux qui ont eu la bonne idée de quitter leur Lituanie ou leur Pologne avant la guerre. Il raconte l'itinéraire des ancêtres, les grands-parents et même leurs parents, la filiation, ceux qu'il connait et regarde vivre, et les autres qu'on découvre sur les photos.
Il raconte le quotidien planplan et pourtant riche de détails, tous ces intellectuels ultra-cultivés qui peinent à trouver une place un tant soit peu brillante dans ce monde tout neuf où on cherche plutôt des bras à bronzer et à muscler dans les kibboutz. L'école, les livres qui envahissent la maison, les visites aux grands-parents, les coups de coeur, l'imagination au pouvoir de l'enfant unique. Ce moment du vote de l'ONU en 1948 où le pays revendiqué, Israël, allait obtenir l'agrément du monde - ou au moins de 51% du monde - et dix secondes après, l'attaque des Arabes pour essayer de vite éradiquer ces gens dont ils ne voulaient pas. Mais tout ça est moins important que papa et ses jeux de mots foireux, maman et ses remarques énigmatiques, grand-père devenu veuf et soudain, gros dragueur à la remarquable courtoisie, grand-mère qui est morte de propreté, tous ces portraits de gens de bonne volonté avec leurs caractères à la noix. En mettant tout à plat, sans plaider, sans chercher à convaincre.
La photo sur la couverture se fait bien présente tout du long de la lecture du livre. A présent que je les connais, tous les trois, et si j'encadrais cette mini-famille que je viens de rencontrer ? C'est qu'on l'a suivi goulûment ce petit, qui aime les mots, aime leur histoire et les histoires qu'ils composent, aime lire, aime imaginer, de tout temps romancier, en quelque sorte, même s'il met du temps à s'en donner l'autorisation. On sent qu'il ne veut rien oublier, qu'il veut graver tout ça pour longtemps, que ça soit fait, clair, exhaustif. Pour lui, pour ses enfants, pour passer à autre chose la conscience tranquille.
Il est resté beau, Amos, et son histoire personnelle l'a conduit bien haut, avec cette sorte d'humilité paisible qui guide le petit garçon.
Plein de citations joliment troussées, comme :
"Un amphithéâtre de cheveux noirs auréolait une légère calvitie"
"Je détestais les omelettes et le corned beef. En fait, je crois bien que j'enviais les petits Indiens qui mouraient de faim et que personne n'obligeait jamais à finir leur assiette".
"En Amérique, par exemple, où il y avait des hold up de trains postaux, des chercheurs d'or, celui qui avait massacré le plus grand nombre d'Indiens gagnait la plus jolie fille. Telle était l'Amérique au cinéma Edison : la jeune fille récompensait le meilleur tireur. Mais qu'en faisait-il, je n'en avait aucune idée. Nous aurait-on montré une Amérique où, au contraire, celui qui avait tiré le plus grand nombre de filles gagnait le plus bel Indien, j'aurais crû que c'était dans l'ordre des choses, un point c'est tout."
Des passages sur l'amour des mots, de la langue et sa liberté.
Par exemple, l'hébreu était quasi une langue morte, qu'on a fait renaître de ses cendres pour unifier le pays… Une langue qu'il a fallu enrichir avec tous les mots de la modernité :
"Dans mon enfance, je vouais une grande admiration à mon grand-oncle Yosef parce que, m'avait-on dit, il avait inventé des mots quotidiens, des mots qui semblaient avoir existé depuis toujours, comme mensuel, crayon, iceberg, chemise, serre, toast, cargaison, monotone, bigarré, sensuel, grue, rhinocéros. Qu'aurais-je porté le matin si mon grand-oncle Yosef ne nous avait pas donné la chemise ? La tunique rayée de Joseph ? Et avec quoi aurais-je écrit sans mon crayon ? Avec une mine de plomb ?
Un homme capable de créer un mot et de l'injecter dans le principe vital de la langue me semblait à peine inférieur au Créateur de la lumière et des ténèbres. Un écrivain aura peut-être la chance d'être lu quelques temps, jusqu'à ce que son livre soit supplanté par d'autres, meilleurs que le sien. Mais l'inventeur d'un mot entre dans l'éternité.
En fermant les yeux je revois ce vieillard frêle et distrait, sa moustache douce, ses mains délicates, se frayant un chemin dans un pays de géants, peuplé d'une foule bigarrée d'immenses icebergs, de hautes grues, de rhinocéros à la peau épaisse qui tous, les grues, les rhinocéros et les icebergs, s'inclinaient poliment pour le remercier."
"Dans le conte qu'elle me racontait, ma mère ne mâchait pas ses mots, et sans considération pour mon jeune âge, elle me dévoilait les provinces reculées et pittoresques de la langue, que le pied d'un enfant n'avait jamais foulées, là où demeuraient les oiseaux de paradis du langage."
"Pour écrire un récit de 80.000 mots, il faut prendre environ un quart de million de décisions : non seulement concernant le développement de l'intrigue, qui vivrait ou mourrait, qui serait amoureux ou volage, qui s'enrichirait ou se ridiculiserait, quels seraient les noms les images les habitudes et les occupations des personnages, les divisions en chapitre, le titre du livre (c'était là les décisions les plus simple), ce qu'il fallait raconter, passer sous silence, ce qui venait avant ou après, ce qu'il convenait d'exposer en détail ou par allusions (décisions faciles là aussi),
mais aussi des myriades de choix subtils s'imposaient encore, comme, par exemple, écrire bleu ou bleuté dans la troisième phrase avant la fin de paragraphe. Ou peut-être azuré ? Azur ? Bleu foncé ? Ou bleu-gris ? Et ce bleu-gris là, fallait-il l'introduire au début de la phrase ? Ou valait-il mieux le placer à la fin ? Au milieu ? Ou encore en faire une indépendante très brève, avec un point devant et un point après, suivi d'un autre paragraphe ? Ou valait -il mieux que cette nuance soit entrainée par le courant d'une phrase ondoyante et complexe, riche en subordonnées ? A moins de se contenter de quatre mots : "la lumière du soir", sans la colorer de bleu-gris ou d'azur cendré ?…"