Anita, comme quarante pour cent de la population polynésienne, était obèse et peinait avec ses sacs, lourds de poissons et de légumes. Dans l’un d’entre eux, il y avait du thon rouge frais que sa patronne Dina préférait au thon blanc pour la préparation du poisson cru au lait de coco. Elle en avait acheté moins depuis qu’Irénia n’habitait plus à la maison. Elle était la femme de ménage de Dina depuis plusieurs années et connaissait bien ses habitudes, ses petites manies concernant la propreté des toilettes, ou la façon dont il fallait ranger les livres, et d’arroser les plantes du jardin. Ce n’était pas une patronne commode, mais elle payait bien. Son mari, sa fille et son gendre ne travaillaient pas et il y avait sa petite fille Vaihere. Ils dépendaient tous d’Anita.Elle dépassa les étalages de bouquets de fleurs multicolores et remarqua un stand de cornets de glace pilée. Il y avait des bouteilles multicolores sur la table brillante en inox. Elle posa ses sacs avec soulagement, car ils commençaient à lui scier ses doigts boudinés.
La sauvagerie avec laquelle avait été battue cette femme le confortait dans son opinion : la violence était le huitième péché capital. Un mal qui rongeait de plus en plus la population locale. La douceur des îles était trompeuse. Il en savait quelque chose.Luc Savage monta à l’étage, mais au lieu de se diriger vers la gauche, où se trouvaient les bureaux de la Brigade des Stups, il alla donc à droite où se situait le bureau du capitaine Morvan et de ses enquêteurs. C’était une grande pièce aux murs sales, dont la peinture au plafond s’écaillait. Contre un mur, il y avait les placards de rangement métalliques; sous la fenêtre se trouvait un meuble bas où une petite cafetière émergeait au milieu de papiers.
Le trafic juteux de la drogue, même dans la société polynésienne, séduisait énormément de jeunes au chômage. Ceux qui quittaient leurs îles lointaines, pensant trouver un travail dans la capitale de Papeete, déchantaient très vite. Ils étaient des proies faciles, séduits par l’argent de la drogue. Les infractions liées aux stupéfiants avaient donc triplé depuis dix ans. Le pire étant que cela ne se limitait plus au trafic de pakalolo, mais aussi à l’ice ou à la cocaïne aux effets dévastateurs. Les «cultivateurs » et les «dealers » s’organisaient de mieux en mieux et faisaient même preuve d’ingéniosité malgré les enquêtes de repérage à pied ou en hélicoptère.
Le pire étant qu’il ne s’en cachait pas et qu’il préférait être sanctionné plutôt que de faire profil bas. Désalmand détestait l’idée que les policiers fussent des électrons libres et non des pions qu’il pouvait placer sur l’échiquier de sa carrière. Luc Savage dérangeait et s’il n’avait pas été une mine de renseignements pour la DSP, il aurait probablement déjà été congédié ou en tout cas muté au fenua aihere, la partie inhabitée de la presqu’île de Tahiti.
Kaina était éminemment respecté dans le quartier. Il n’avait peur de rien et n’hésitait pas à user de sa force pour se faire respecter. Il y avait une multitude de bandes à Tahiti, Kaina avait été le plus malin de tous, et avait su coordonner tant bien que mal les bandes entre elles. Il canalisait la racaille pour éviter l’escalade de la violence, les tueries entre truands. C’était un homme qui appréciait avant tout la paix et voulait la maintenir.