Nèle ne pensait pas qu'un juge pouvait avoir un tel pouvoir sur la vie des enfants. Elle ne pensait pas qu'un juge pouvait vous donner une prescription de vie un peu comme une ordonnance médicale qui va faire en sorte que vous vivrez mieux.
— Qu'est-ce qu'il en sait lui le juge de ce qui est bon pour moi ? Il ne m'a jamais vu. Dit Nèle à Pascal d'un ton réprobateur. Et puis pourquoi la mère elle n'irait pas voir un psychologue aussi hein ? Pourquoi c'est pas elle qui devrait se faire soigner ? C'est quand même elle qui m'a mal traitée non ?
Les yeux de Nèle se sont noircis, la voix est rendue grave. Le ton est froid. Nèle est atteinte. La mère ne lui a pas adressé une seule question, un seul regard, hormis celui d'un reproche. Nèle est coupée de la mère. Coupée d'une femme qui est nommée mère mais qui n'a pas émis une once d'émotion à revoir sa fille. Nèle est éprouvée par cela. Elle s'attendait à ce que la mère manifeste une certaine douleur à ne plus avoir sa fille avec elle mais non. La mère éprouve le plaisir dans la douleur. Peut être même dans la douleur de faire mal à Nèle. Il n'y a pas que les coups mais il y a les mots. Et les intentions.
Je reprends une boule fraîche de terre dans mes mains, la malaxe durant quelques secondes et puis je la transforme en une sphère. Une grosse sphère bien pleine. Là, je vais attraper une cuillère et je me mets à creuser dedans. Je creuse dans la sphère. J'en extrais de la terre. Comme lorsqu'on fait une boule de glace. Ça n'est pas facile, il faut garder une paroi suffisamment épaisse autour pour ne pas fragiliser la forme.
Alors, le vide se creuse. Je n'ai plus mal au fur et à mesure que je creuse la terre. La boule de mon ventre disparaît.
Je suis acharnée, ma langue dépasse du coin de ma bouche. Le vide apparaît. Une cavité belle et nette s'empare de la sphère. Le vide prend de l'espace. Le vide envahit. Je suis envahie par le vide. Je deviens ce vide. La sphère chute, la cuillère tombe. Je m'effondre, vacille du tabouret. Inconsciente.
Un malaise vagal. Première fois que cela m'arrive.
Les mots de la mère résonnent : « décidément, tu ressembles vraiment à une moins que rien ».
Et si la mère avait raison ? Et si Nèle ne ressemblait à rien ? Elle est en face du miroir de son placard, dans sa chambre. Elle observe la légère courbe de son corps fluet dans le reflet du miroir. Le flot des vagues du jean pas moulant et le tee-shirt qui navigue à chercher les formes de son buste.
Suis-je encore fille ? Quand est-ce que je me sentirai femme ?
Dois-je porter une jupe pour montrer mes formes ? Mettre des robes pour me sentir féminine ? Être une femme, c'est porter des jupes et des robes ? Pourquoi Sylvie est si belle même en jean ? Est-ce que c'est parce qu'elle a du relief dans sa peau ? Ou est-ce que c'est parce qu'elle n'a pas eu une mère qui lui a dit qu'elle ne ressemble à rien ?
Durant le trajet vers le juge, Nèle a la tête baissée et les oreilles bouchées.
Le cœur battant, elle entre dans le palais de justice. Elle ne sait pas pourquoi mais ses yeux cherchent, épient, regardent la moindre tête brune mal colorée aux yeux enfoncés pouvant être la mère. Elle ne contrôle pas ses yeux. Ils n'ont de cesse de lui provoquer des hauts le cœur lorsqu'elle croit voir la mère. Mais en vain. Elle se retrouve dans le bureau du juge avec les baskets bleues.
La mère les y rejoint.
Nèle se mord les doigts.
— Bonjour Monsieur le juge, dit la mère en entrant.
Elle a la voix rocailleuse. De celle qui a mal dormi et qui a bu la veille.
— Bonjour Madame.
Un silence.
— Vous ne dites pas bonjour à votre fille ? lui dit le juge, l'air étonné.
La mère tonne sur la porte. Hurle dans la maison. Le bois encaisse, il a l'habitude. Le bois boit. L'alcool, la violence, les paroles, sans jamais rien dire. Parfois il craque. Parfois il grince. Mais il tient. Témoin quotidien du déchaînement noir.
Nèle se blottit toute habillée sous la couette. Vaincue par le monde. Apeurée par l'avenir.
L'orage a cédé face à la pluie. Nèle entend le bruit du verre de la bouteille trouvée parmi celles rangées dans le placard. L'ouverture du bouchon, puis le verre sèchement déposé -soulevé et reposé sur la table. L'alcool fait silence. L'alcool anesthésie la pensée. La mère remonte lourdement l'escalier.
Elle éteint les lumières et va se coucher dans sa chambre.