Le concept de sobriété est loin d'être une nouveauté. Nombre de penseurs de l'antiquité prônaient déjà la valeur de la modération : Démocrite critiquait les excès de table du soir ; les tragédies grecques dénoncent l'hybris, le laisser aller à des passions et pulsions excessives ; les épicuriens défendent une austérité (au sens de limitation autour de besoins simples comme l'amitié et le repas convivial, tout à fait contraire au cliché de jouissance - hédonisme - qui en a été fait pour détruire la grande influence de cette philosophie), austérité reprise par les stoïciens (
Marc-Aurèle,
Sénèque, ou
Montaigne qui utilise le concept similaire de « vertu aimable ») ; on attribue souvent aux excès, au laisser-aller dans la satisfaction des désirs, à la trop grande recherche du lucre, la décadence de l'empire romain ; la modération, modestie, la simplicité des moeurs est largement au centre des principaux ordres chrétiens visant à renouer avec la simplicité de Jésus (des ordres mendiants de saint François à l'austérité radicale des protestants Luther et Calvin, s'opposant à l'enrichissement des évêques et cardinaux par la vente de services aux fidèles) ; la mesure, la nécessité de limites à l'industrie, à la technologie apparaissent dans les critiques de la modernité (chez
Günther Anders), la notion de seuils, l'austérité sont repris par
Ivan Illich (qui lui propose une société de
la Convivialité, au concept là aussi ambigu car il y est question de
la convivialité des technologies et services)… le concept de décroissance à partir des rapports Meadows, des ouvrages d'
André Gorz et de l'économiste
Nicholas Georgescu-Roegen (Demain la décroissance, 79), rejoint largement ces notions. Ces dernières influences sont seules mentionnées par
Pierre Rabhi et il est curieux qu'il ne fasse pas plus systématiquement référence à d'autres ouvrages qui l'auraient influencé tant son discours est clairement emprunt de celui d'autres penseurs qui l'ont précédé.
Toutefois, un discours trop scientifique aurait alourdi le propos de Rabhi qui propose surtout un discours accessible, agréable à lire pour tout public, de l'école à l'usine, des ménagères aux chefs d'entreprises. C'est un travail de vulgarisation tout à fait nécessaire et très réussi grâce au passage par l'exemple, par la modernité du storytelling (très à la mode en Amérique) : le conte du colibri et le parcours personnel de l'auteur accompagnent et illustrent la pensée et les concepts et visions a priori peu charmantes d'un futur où l'on verrait sa liberté et ses plaisirs limités. de même, le concept de « décroissance » a été abandonné et refondé en « sobriété heureuse » pour éviter les connotations négatives du mot et l'interprétation par les théories de l'économie orthodoxe (où le terme devient synonyme d'appauvrissement). C'est particulièrement cette faculté à parler simplement, à imager qui donne toute la force tranquille de ce livre qui irrigue la pensée écologique du lecteur en douceur, sans l'effrayer par des thèses apocalyptiques qui l'amèneraient plutôt à la pratique du survivalisme ou à celles du "profitons jusqu'au dernier instant". de la même manière, l'auteur s'évertue à effacer les références et les habitudes de langage propres aux analyses marxistes, immédiatement identifiables et rejetées par une grande part de la population trop éduquée à avoir des réflexes de rejet par association à des événements historiques (régimes dictatoriaux de l'URSS, de la Chine, de Cuba ou du Venezuela…) ou à des habitudes sociales paresseuses, parasitaires ou hypocrites (injustices sociales ressenties à cause du système de redistribution pesant lourdement sur les classes moyennes, à défaut de faire payer les classes aisées ou d'intégrer correctement les populations immigrées).
Qu'est-ce qui ferait pourtant qu'aujourd'hui, les dirigeants et les populations adopteraient davantage un comportement « sobre » alors que cette notion semble ne jamais avoir réussi à s'imposer malgré son succès auprès de portions des populations et de penseurs ? Si seuls certains groupes adoptent ce comportement, cela n'aura pas l'effet recherché, celui d'un virage à 180° et d'une nouvelle civilisation plus en accord avec le fonctionnement de la nature. Y a-t-il autre chose que le choc frontal avec les crises environnementales annoncées, l'épuisement du pétrole ou la raréfaction de l'eau, qui puissent influer tout à fait sur notre mode de vie ? Ou bien au contraire, ce courant ancestral qui a toujours survécu au côté de notre course vers le progrès technologique et la sophistication des modes de vie, comme un ange gardien moralisateur ou avertisseur rabat-joie, trouverait aujourd'hui le bon terreau pour s'imposer, le besoin de sagesse apparaissant de plus en plus nécessaire dans tous les domaines alors que le mode de vie rocker-hédoniste-cynique-individualiste-enfant-roi éternel-biznessman résiste et continue de diriger les rêves tout en se révélant de plus en plus mauvais, dépassé, ridicule, injuste, immature, et surtout totalement incapable d'apporter le bonheur à qui que ce soit, seulement une illusion faible.
Bien que l'auteur n'apporte rien à la pensée écologique et à la philosophie de l'existence de notre époque, on comprend parfaitement que
Pierre Rabhi, qu'il ait été poussé ou qu'il en ait décidé de lui-même, se soit présenté à la présidentielle (de 2002). Sa voix simple, son personnage accessible, son parcours font de lui un représentant auquel on a envie d'apporter sa confiance, en dépit des critiques (article inhabituellement injuste du Monde diplomatique) portant davantage sur l'individu (enrichissement personnel par les livres et conférences, fonctionnement de la ferme des Colibris sur le bénévolat, croyance dans certaines thèses mystiques de
Rudolf Steiner pour la culture, proximité avec certains patrons ou hommes influents, pas toujours à l'aise avec les questions du féminisme et de la liberté sexuelle), comme si les défauts de l'individu pouvaient décrédibiliser et démonter les valeurs et le mode de vie défendus par l'homme
Pierre Rabhi. Que son exemple personnel soit vrai ou écorné, importe-t-il vraiment alors que l'objectif et l'impact sur les lecteurs est appréciable ? Il serait peut-être plus judicieux de se demander si un discours aussi tranquille, souhaitant éviter toute prise de parti, toute attaque claire… est susceptible de convaincre et d'amener au changement.
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