Il est des livres qui sont comme des parenthèses, qui ouvrent, l'espace d'un instant, les deux battants de la porte de nos souvenirs, de nos sensations enfouies depuis la lointaine enfance et qu'on avait crues évanouies, évaporées, mangées par la vie et son quotidien de plomb.
En ouvrant et feuilletant ce joli petit album, j'ai ouvert sans le savoir une porte sur un pan oublié de mon existence, une autre vie pourrait-on dire, tellement elle me semble éloignée, tellement je me trouve changée depuis lors. Cette époque était celle où, durant de longues heures de solitude à la campagne, dans ma verdoyante Normandie natale, je regardais les oiseaux, blottie au pied d'une haie malingre, où pas un arbre digne de ce nom n'osait hisser sa cime mais ou de méchants arbustes laissaient pendre leurs branches faibles, ornées de baies rougeoyantes.
Dans les sorbiers, dans les aubépines et dans quelques autres encore, quand la saison y était, venaient par grappes entières des flocons de grives, des nuées de grives qui s'agglutinaient les unes aux autres, formant un nouveau feuillage là où le feuillage avait disparu. On en comptait quatre espèces différentes ; deux grosses, les draines et les litornes, et deux petites, les mauvis et les musiciennes.
Combien d'heures ai-je passées à les observer, à les compter, à les admirer voleter de branche en branche, faire ployer sous leur poids les rameaux constellés de baies rouges ou orange ? Je ne saurais le dire. À d'aucuns, ce souvenir pourrait sembler vain, pour moi, c'est un grand souvenir, et c'est ce souvenir qu'a fait rejaillir l'auteur de ce livre, l'Américaine
Mary Lyn Ray.
Je tiens de suite à préciser que l'album est servi par de sublimes illustrations de
Peter Sylvada, dont chacune ou presque pourrait tenir sa place dans un musée d'art avec des ambiances entre Hopper, Caillebotte et Goya, d'un effet sensationnel.
Il s'agit ici d'une espèce de grive nord-américaine qui est dépeinte au travers des attentes de deux jeunes garçons, l'un au sud du Canada, l'autre, quelque part en Amérique centrale. L'un et l'autre s'émerveillent, à tour de rôle, des mélodies de la grive des bois, oiseau terne s'il en est de par sa livrée mais au chant d'une émouvante limpidité.
L'un et l'autre, habitants des campagnes, parviennent à dissuader leur père de couper les arbres dans lesquels viennent chaque année chanter les grives. C'est simple, c'est sans prétention, mais ça évoque admirablement tout le phénomène de la migration. Je précise encore qu'avant l'album à proprement parler, une longue note introductive de l'auteur donne des éléments scientifiques et documentaires à propos de la migration de l'espèce considérée.
Je signale enfin que l'album est soutenu par
Amnesty International, probablement pour son rapport évident à la liberté et à la fraternité entre les enfants de la terre dont l'oiseau symbolise le lien. Lien, une fois encore, extraordinairement fragile puisque cette espèce, comme tant d'autres, est cruellement menacée, non tellement par la chasse mais plutôt par la destruction méthodique et programmée de son habitat naturel par la magie des hommes...
En somme, un très bel album que je salue bien bas, mais ce n'est là qu'un simple avis, un malheureux petit avis migrateur, c'est-à-dire, bien peu de chose.