Un personnage, journaliste, l'affirme dans le troisième tome de la série : les Russes ont une âme de poète. En fait de poète, Aleksis Strogonov, jeune Russe de son état, est surtout un idéaliste que les évènements historiques européens vont, peu à peu, déniaiser. Pour cela, il faudra au jeune Aleksis traverser bien des épreuves, surmonter bien des souffrances et surtout être le témoin de la folie des hommes. A double titre, les albums de
Régnaud et Bravo sont donc des bandes-dessinées de formation (comme il y a les romans de formation, ou Bildungsroman) : pour Aleksis Strogonov, d'une part, ballotté entre une Russie qui devient communiste et des Balkans qui se balkanisent, et pour le lecteur, pour qui les trois albums sont une occasion de revenir, en couleurs et cependant avec de l'humour, sur des événements historiques fondateurs de l'Europe.
On aurait tort, cependant, de considérer les aventures d'Aleksis Strogonov comme un cours d'histoire. D'une part, ces leçons historiques seraient fortement teintées d'une morale humaniste qui réprouve les actes les plus vils - et par définition, en temps de guerre, les plus banals - de l'Homme et
L Histoire n'est pas morale : elle est factuelle (même si cela n'empêche pas l'analyse, bien évidemment). D'autre part,
L Histoire est surtout utilisée comme toile de fond : nulle question ici de fouiller dans les moments décisifs ou opaques de l'Histoire pour en révéler les secrets. L'Histoire dans Aleksis Strogonov est une accumulation de récits individuels, microscopiques et parfois oubliés mais qui, agrégés, forment le mouvement général. Ainsi dans le premier album, Biélo, Aleksis est amené à fonder un soviet dans un village biélorusse : c'est bien sûr non pas l'expérience individuelle qui fonde
L Histoire, mais bien sa répétition sur un vaste territoire comme celui de l'URSS. L'Histoire est, dans Aleksis Strogonov, un paysage que parcourt le héros éponyme, s'arrêtant au gré des rencontres et se laissant porter par le tourbillon des événements.
Portés par un dessin qu'on rapprocherait volontiers de Tintin ou de Freddy Lombard, les trois albums d'Aleksis Strogonov font apparaître une évolution du personnage. Si l'Aleksis de Biélo est naïf, idéaliste pur et dur, celui de
Tamo laisse parfois éclater sa colère et exprime son atterrement. Tout partait d'une bonne idée, pourtant. La redistribution des richesses est une noble idée, mais lorsqu'elle est portée par Boulkine, idéologue repoussant par ses attitudes, elle devient une affaire de bassesses, de bêtises et d'infamie. C'est avec une ironie mordante que l'on voit se bâtir la société nouvelle idéale, dans un village biélorusse, dans laquelle les victimes sont ceux qui possèdent, certes, mais aussi ceux qui pensent. Aleksis perd son frère mais gagne un amour inattendu, celui de la comtesse
Dachkova cependant que, dans un schéma que reprendra le troisième tome, le jeune idéaliste se retrouve pris entre le feu des Rouges et celui des Blancs.
Hélas, l'histoire d'amour se termine mal, car au moment de l'exil, les différences de classe (sociale) sont toujours d'actualité. Elle monte dans un train vers Paris ; il parvient tant bien que mal en Allemagne où sa bravoure naïve lui joue des tours. Strogonov aide Dieter, un soldat allemand qui revient de Sibérie, lequel, en remerciements, lui offre un toit, en l'occurrence celui de son cousin, un idiot, vendeur de saucisses et proche des chemises prunes, mouvement extrémiste d'inspiration fasciste qui illustre bien comment les autres chemises (brunes et noires) se complurent dans les terreaux de la défaite de 1918 et du Diktat de 1919. L'atmosphère est ici plus légère : il est question de cinéma, de jolies vedettes et de réalisateurs promouvant l'inverse de leurs idées. Encore une fois, Aleksis est abandonné sur le bord du chemin : on le retrouvera dans un train filant à travers les Balkans, noir de suie.
Le troisième album,
Tamo, renoue avec la férocité du premier. Là encore, Aleksis aide son prochain (en l'occurrence, Rado Ranic, un leader séparatiste) et, là encore, sa générosité lui joue des tours. Tour à tour pastiche d'un commandant de prison puis nounou d'une fillette orpheline de père, Aleksis est au centre d'une guerre fratricide, absurde si elle n'était pas mortelle, entre des clans séparatistes rivaux. La mort est omniprésente. Alors, soudain, surgit le cri d'Aleksis: assez ! Il est dommage que ses aventures se terminent ainsi, car, de ses histoires, nous, nous n'en avions pas assez.