1
L'océane profusion des objets de connaissance
Est de vous perçue en son mode-d'être, la vacuité,
Tenpai Nyima, vous qui êtes indistinct
Du seigneur Longchen Rabjam,
Au lotus de vos pieds, j'adresse mon hommage,
2
C'est à toi, ma mère, excellente Paldzom,
Que j'offre cette épître.
Ecoute un instant sans distraction !
3
Franc d'inconfort, moi,
L'esprit à l'aise,
Sans souci je m'abandonne au délassement.
Mère, est-ce que tu vas bien ?
4
En cette région occidentale du monde,
les hommes nombreux de l'engeance blanche et rouge
Rivalisent en spectacles de prodiges divers.
Planant dans le ciel, ou dans l'eau,
Comme des poissons, évoluant...
5
Ils ont asservis les quatre éléments
Et se livrent ainsi à des joutes de miracles.
Myriades d'aimables beautés versicolores,
Pareilles aux figures de l'arc-en-ciel,
Ces spectacles innombrables
ne sont au fond que faux-semblants de notre esprit.
6
Tout cela n'est bel et bien qu'un songe
Et les tâches, et celui qui s'y affaire, jeux puérils !
Tandis qu'on s'y livre, on n'en saurait venir à bout;
Elles sont achevées quand on les délaisse,
Comme des châteaux de sable.
7
En outre, toutes choses dans le Cycle et son Dépassement,
On les pense durables mais elles sont caduques,
A l'examen, formes vides, qui sans exister pourtant apparaissent;
on les croit réelles mais elles sont irréelles,
A y bien regarder, elles ne sont que fantômes illusoires.
8
Observe donc les objets qui adviennent au-dehors,
Plus trompeurs que faux-semblants,
Ils sont, comme l'eau d'un mirage,
A l'évidence un songe, une hallucinations magique,
pareille au reflet de la lune dans l'eau, pareille à l'arc-en-ciel.
9
Au dedans, observe ton esprit :
Même s'il capte l'attention quand on n'y prend garde,
A l'examen, sa "nature propre" est introuvable;
Un rien qui se donne pour quelque chose, vide et transparent;
On ne peut le définir en disant : "c'est cela !",
Ce quasi-néant bouillonnant.
10
Regarde ce qui vient au jour
Dans chacune des dix orients :
Quel qu'en soit l'aspect,
La Réalité, son essence,
Est la vacuité, esprit de l'abîme.
11
Toutes choses étant de la nature du vide,
Puisque c'est le vide qui observe le vide,
Qui videra ce qui est à vider ?
12
L'illusion magique est témoin de l'illusion magique,
Et l'égarement observe l'égarement :
Dès lors que faire des nombreuses catégories Telles que le "vide" et le "non-vide" ?
13.
Quoiqu'on fasse, cela est permis,
Et de quelque manière que l'on repose, ce bienheureux
Délassement est la spacieuse essence de l'esprit,
L'Idée de la grande et vaste sphère;
C'est le mode-d'être de toutes choses.
Telle est la parole du Seigneur Né du Lotus
Et du siddha Saraha.
14.
"Dualité", "non-dualité" et ainsi de suite,
Tous ces tableaux, fictions extrémistes,
Laisse-les comme les remous d'un fleuve
S'effacer naturellement en eux-mêmes.
15.
L'imagination, grand démon d'inintelligence,
Nous précipite dans l'océan du Cycle des existences.
Quand on se départit de ces constructions imaginaires,
C'est l'ineffable au delà de l'entendement.
Ne tombe pas sous l'emprise d'une science universelle qui achoppe sur une seule chose (1), …
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note (1) : La « science universelle qui achoppe sur une seule chose », de même que l' « unique savoir qui résout toutes choses », est un lieu commun du discours mystique tibétain, notamment dans les écoles Nyingmapa et Kagyüpa. Selon ces tendances, il est vain, et même futile, d'acquérir un savoir encyclopédique, même dans le registre de la philosophie bouddhique, si c'est au prix d'une ignorance de ce qui est véritablement essentiel, à savoir, la reconnaissance du véritable mode-d'être de l'esprit : ce serait « une science universelle qui achoppe sur une seule chose », et cette chose est précisément la seule qui importe. En revanche, celui qui, bien qu'illettré, aurait la compréhension du véritable mode-d'être de l'es-prit, pourrait bien se passer de toutes ces études superflues, car il aurait acquis « la connaissance unique qui libère toutes choses ». Il va sans dire qu'outre ces deux figures extrêmes, d'autres combinaisons sont possibles il ne s'agit pas en effet de faire l'apologie de l'ignorance ; car le mieux serait encore de joindre à la connaissance intuitive du sens profond une vaste érudition, véritable trésor d'expédients pour faciliter à autrui l'accès à la connaissance ultime.
p. 81 et 82
Au dedans, observe ton esprit :
Même s'il capte l'attention quand on n'y prend pas garde,
A l'examen, sa nature propre est introuvable;
Un rien qui se donne pour quelque chose, vide et transparent;
On ne peut le définir en disant : "C'est cela!"
ce quasi néant bouillonnant.
Regarde ce qui vient au jour
Dans chacun des dix orients :
Quel qu'en soit l'aspect,
La Réalité, son essence,
Est la vacuité, esprit de l'abîme.
Toutes choses étant de la nature du vide,
Puisque c'est le vide qui observe le vide,
Qui se videra ce qui est à vider?
Vous, disciples mes fils, écoutez un instant.
Cet amas de poussière qu'est mon corps illusoire
N'aura pas accompli la pleine mesure de son temps ;
Pourtant moi, l'adepte du Dzogchen,
Loin de toute peine, je suis heureux,
Car j'ai reçu, par la grâce du maître omniscient, mon suzerain,
L'héritage du Dharma de la Grande Complétude.
Je reconnais en ces trois refuges — le maître, la déité tutélaire et la dàkini —
Une essence unique ; de ce fait, je suis heureux.
Comme j'ai obtenu la certitude que cette vie, la prochaine
Et l'état intermédiaire procèdent d'un même Fond, je suis heureux.
Ayant compris que les points-clefs de la vue,
De la méditation et de la conduite se résolvent en un seul, je suis heureux.
Parce qu'il est superflu de mettre un terme à ce qui découle du passé, je suis heureux. À quoi bon aller au-devant de l'avenir ? je suis heureux !
Inutile d'amender le présent : je suis heureux !
Pourquoi aller ailleurs chercher la Vue ? je suis heureux !
Dans la méditation, l'acharnement est vain : je suis heureux !
p. 75
Introduction
L'auteur de ces poèmes naquit dans le Tibet oriental en 1932 ; son père était un brigand, tandis que sa mère semble avoir été une femme assez dévote. Il eut deux frères et sept sœurs. Peut-être sa grand-mère eut-elle quelque influence sur sa carrière religieuse ; elle avait en effet une singulière piété à l'égard du grand maître Nyoshül Lungtok Tenpai Nyima, le disci-ple le plus proche du fameux Paltrül Orgyan Jigmé Cheikyi Wangpo (1808-1887), dont Nyoshül Khenpo devait ultérieurement recevoir l'héritage spirituel. Cette grand-mère l'incita à se tourner vers la pratique de la religion. Dans sa petite enfance, loin d'accéder aux études, il eut à garder les moutons de ses parents, et dut se consacrer à d'autres travaux de cette sorte. Mais, à l'âge de huit ans, selon l'usage des Tibétains, qui ont coutume de consacrer un ou plusieurs de leurs enfants à la religion, il fut donné à un monastère de la tradition Sakya, dont le supérieur, Jamyang Khyenpa Thabkhé, était l'un de ses oncles.
C'est à ce titre qu'il fit apprendre la lecture et l'écriture au jeune garçon à l'occasion, faveur qui n'était pas accordée à tous les jeunes moines. Selon la règle de ce monastère, les novices mendiaient quotidiennement leur nourriture. Nyoshül Khenpo évoquait parfois les mâtins féroces qui plus d'une fois ont effrayé l'enfant qu'il était. D'autre part, dans ce couvent, les jeunes novices, en cas d'incartade, se voyaient infliger une punition sévère : on leur faisait passer la nuit à l'extérieur du monastère, exposés au grand froid.
Bien qu'il eût revêtu l'habit religieux, il n'eut guère de loisir pour étudier ni pour pratiquer la Religion, se trouvant chargé, comme dans sa famille, de mener paître les moutons des fermes du monastère. Mais, dit-il, souvent il s'abandonnait, le regard abîmé dans le ciel turquoise et transparent. Cette rêverie signe le début de son apprentissage de la contemplation. Mais, repensant aux paroles de sa grand-mère, il n'était guère satisfait, en fait de vie spirituelle, de cette existence de berger costumé en moine.
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