Le passage qui suit est révélateur de ce qui constitue "
Kiosque", de ce qu'y a déposé
Jean Rouaud, ce kiosquier de Paris qui allait recevoir le Goncourt en 1990 ("
Les champs d'honneur"). Il était vendeur des journaux car il fallait bien vivre – l'écriture ne nourrit pas son homme – en attendant la reconnaissance littéraire.
"[...] une journée au
kiosque avait aussi sa cueillette de mots drôles. J'aurais été bien avisé de les collecter. Mais je ne crois pas y avoir pensé. Je considérais alors qu'écrire n'était pas un travail de greffier, et la haute fonction que j'assignais à la littérature n'était pas prête à recevoir ces perles de la rue. Non par dédain, ils me rendaient souvent admiratif, mais les critères de mon visa d'entrée en poésie étaient sévères qui passaient au tamis le vocabulaire et n'en retenaient que les mots épurés. Ce fut l'essentiel de mon travail de les adoucir. C'est précisément au
kiosque, au cours de ces sept années, que s'est opérée cette transmutation. Laquelle consistait à admettre ceci, qui ne se réalise pas du jour au lendemain mais est un long processus : il n'y a pas de choses viles (et on ne parle pas des actes vils) sinon par le regard que l'on porte sur elles. Dès lors on peut déposer comme offrande dans le temple poétique toute une brocante d'indésirables au rayon des précieux : une 2 CV bringuebalante, des verres Duralex modèle Picardie (à côtes) ou Gigogne, un dentier en or, ou la statuette d'un Joseph en plâtre portant son enfant adoptif sur le bras."
Dans un premier temps, Rouaud nous plonge dans le théâtre qui se déroule devant le guichet de l'aubette à journaux [un
kiosque en Belgique] où semble défiler le monde entier. C'est l'humanité au coin de la rue, tragique ou cocasse, vue d'un oeil empathique et généreux. L'actualité de ces années est ravivée. Dans les années 80-90, on était encore au temps de la "préhistoire de l'information" (sic), sans l'internet, et les publications en
kiosque avaient encore leur importance. Certains clients, des étrangers dans ce quartier de la rue de Flandre, suscitaient l'intérêt : "J'apprenais beaucoup de leurs commentaires agacés ou désabusés quand ils démontaient devant moi les analyses des prétendus spécialistes de l'actualité étrangère, me prouvant par A+B que ce qu'ils racontaient ne tenait pas debout."
Dans un second temps, le récit revient au Rouaud qu'on connaît de "
L'invention de l'auteur", celui qui réexamine la genèse de son premier récit familial et confie ses hésitations d'artiste. À l'époque de ce boulot au
kiosque, il est encore sous l'influence des modes, le nouveau roman achève de s'expérimenter diversement, Rouaud tâtonne, mais les rencontres sont salutaires (Jérôme Lindon) et le chemin se fait : "Car la question qu'on pouvait poser aux maîtres du temps [l'avant-garde] qui jamais ne s'étaient confrontés au récit était celle-ci : comment pouvait-on ignorer le monde à ce point ?" Puis les descriptions de la pluie dans "
Les champs d'honneur" germent au martèlement des averses sur le toit en plexiglas du
kiosque, une pluie qu'il avait tout loisir de regarder tomber, il voit et entend celle du Campbon de ses origines : "Le
kiosque patiemment recollait les morceaux de mon enfance". Il s'apprêtait à devenir soi, c'est-à-dire l'écrivain
Jean Rouaud, cet "historien de poche" qui nous enchante depuis trente ans.
Une revue de presse (France Inter, janvier 2019) juge le livre merveilleux ou ennuyeux. Ni l'un ni l'autre, selon moi, je préfère reprendre les mots de
Pierre Assouline : "... ces livres qui ne se présentent ni comme des romans, ni comme des récits, ni comme des essais, ni comme rien du tout d'ailleurs et dont les libraires ne savent pas toujours quoi faire tant ça les désempare alors que tant de ces livres nous ont emmené au plus loin et au plus profond de ce qu'on appelle encore « littérature » sans trop savoir de quoi il en retourne au juste."
Car ils possèdent la musique intérieure à laquelle nous sommes tant attaché.
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